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Une photo accablante pour dénoncer une mine russo-suisse au Guatemala
Un groupe de pêcheurs indigènes du Guatemala a demandé un compte-rendu sur l’impact environnemental d’une mine de ferronickel établie sur leurs terres ancestrales. L’un d’entre eux a été tué, et un journaliste local a été poursuivi pour avoir rapporté l’affaire. Forbidden Stories, un consortium international de 40 journalistes publiant dans 30 organes de presse, a uni ses forces pour poursuivre le travail de ce reporter. Cette histoire fait partie de la série « Green Blood », un projet qui continue l’histoire de journalistes menacés, emprisonnés voire tués alors qu’ils menaient des enquêtes autour de problèmes environnementaux.
Par Marion Guégan et Cécile Schilis-Gallego
17 juin 2019
Si un journaliste n’avait pas pris de photos ce jour-là, certains pourraient douter de la façon dont se sont déroulées les dernières heures de Carlos Maaz. Il y avait un nuage de gaz lacrymogènes, le chaos d’une manifestation improvisée, le bruit des balles et des pierres volant à travers la foule. Pourtant, sur une photographie, on le voit debout au milieu de la rue parmi les manifestants, les mains sur les hanches, sans aucune arme à la main. Une minute plus tard, le corps du pêcheur est étendu sur le pavé et un policier, à l’arrière de sa camionnette, arme dégainée, fait face à l’objectif.
À l’arrière-plan, les hautes montagnes verdoyantes de la Sierra de Santa Cruz sont les témoins impassibles du meurtre commis par un homme en uniforme. Pendant longtemps, la série de clichés était l’unique preuve tangible de ce qui s’est passé ce jour-là.
D’après sa femme, Carlos Maaz est resté là pendant une demi-journée avant que les villageois, réalisant que les autorités ne viendraient pas déplacer le corps, le prennent et l’enterrent eux-mêmes. Carlos Maaz appartenait à la communauté maya Q’eqchi du Guatemala, un groupe indigène particulièrement attaché à ses terres. C’était un pêcheur inquiet de la potentielle contamination du lac dont il tirait ses revenus. Carlos Maaz était également un père et un mari.
« Il subvenait à nos besoins et prenait soin de nous, raconte sa veuve Cristina Xol. Depuis qu’il a été tué, je ne cherche même plus à être heureuse. Depuis ce jour, je ne me sens plus chez moi. Et maintenant, il n’y a personne pour m’aider. »
La société au centre des préoccupations des pêcheurs s’appelle Solway, un groupe basé en Suisse opérant originellement en Russie, dont la holding est à Malte. En 2011, elle s’est implantée à El Estor, une commune isolée au milieu des montagnes et des collines, pour reprendre la mine de ferronickel appelée Fenix Project, qui vend, à l’internationale, de l’alliage de fer et de nickel à diverses entreprises de fabrication d’acier.
Impunité policière
Au cours d’une conférence de presse tenue après la manifestation, la police a immédiatement nié qu’un homme soit mort. Carlos Choc, qui travaille pour l’agence de presse maya appelée Prensa Comunitaria, est le journaliste qui a pris la photo du corps inerte de Carlos Maaz et affirme simplement qu’il s’agissait d’un mensonge. Peu de temps avant, Prensa Comunitaria avait lancé un projet journalistique d’un an sur les impacts sociaux et environnementaux de la mine. À partir de ce jour, le projet s’est arrêté et il en est resté là pendant un long moment. L’enquête sur la mort de Carlos Maaz n’a pas bougé et les autorités ont même engagé une action pénale contre Carlos Choc.
Forbidden Stories, un consortium international de 40 journalistes publiant dans 30 organes de presse, dont Prensa Comunitaria, a poursuivi le travail de Carlos Choc. Après huit mois d’investigation, nous avons découvert que les autorités guatémaltèques avaient menti à maintes reprises, aussi bien au sujet du destin de Carlos Maaz que des conséquences environnementales de la mine. Nous avons aussi découvert que les reporters qui enquêtaient sur cette affaire ont été accusés à tort, simplement pour avoir fait leur travail. Enfin, nous avons trouvés des éléments indiquant que les communautés mayas Q’eqchi’ qui vivent à El Estor ont raison d’être inquiètes pour leurs terres et pour leur santé.
Une tâche rouge « mystérieuse »
Le jour de sa mort, Carlos Maaz participait à une manifestation avec un groupe de pêcheurs. La source de leur inquiétude provenait d’une nappe rouge apparue en mars 2017 dans le Lac Izabal, le plus grand lac du Guatemala, causée selon eux par la mine de nickel.
Ils ont demandé à ce qu’une étude environnementale soit menée. Un mois plus tard, le gouvernement effectuait un prélèvement d’eau et en concluait qu’une plante aquatique était responsable de la coloration du lac.
Alfonso Alonzo, ministre de l’Environnement, raconte que cette coloration est causée par la plante aquatique invasive hydrilla « qui est rouge, et ce rouge fait partie de l’écosystème du lac. L’hydrilla s’est développée à cause de la contamination de l’eau par une bactérie car il n’existe aucune station d’épuration des eaux usées sur la rivière Polochic. »
Pourtant, les experts que nous avons sollicités parviennent à une tout autre conclusion. « Tous les résultats des analyses effectuées prouvent clairement l’existence d’éléments propres à l’activité minière », affirme Lucas Barreto Correa, un biologiste brésilien spécialisé dans la pollution des eaux. Les relevés officiels présentent des incohérences et il est nécessaire que le gouvernement fournisse une information claire au sujet de la pollution du lac. »
Fermer les yeux
Au cours d’une visite de la mine par les journalistes de Forbidden Stories, la Compañía Guatemalteca de Níquel a nié catégoriquement porter atteinte à l’environnement. « Notre activité n’est pas nuisible pour le lac parce qu’en réalité, Pronico (l’usine de traitement des métaux) et CGN se sont dotés de programmes de surveillance environnementale, explique Carlos Fernandez, directeur d’une réserve naturelle gérée par la mine. Nous possédons des certifications ISO (Organisation internationale de normalisation), nous nous engageons à effectuer des études sur notre impact environnemental telles que prévues par le ministère de l’Environnement et le ministère de l’Énergie et des Mines, et, en tant qu’entreprise, nous assumons la pleine responsabilité de ces engagements.» La société mère, Solway, a déclaré que les niveaux de pollution n’avaient pas changé depuis le début de l’exploitation de l’usine.
Les pêcheurs n’y ont pas cru et ont soutenu que la contamination présumée constituait une entrave sérieuse à leur activité.
« Nous ne pourrons pas vivre de la pêche s’ils continuent à polluer notre eau », explique Alfredo Maquin, l’un des pêcheurs. « Mais de quoi allons-nous vivre ? Qu’allons-nous donner à nos enfants ? Où allons-nous travailler ? », s’écrit-il.
Finalement, le ministère de l’Environnement a annoncé dans un communiqué très bref qu’une réunion se tiendrait à 60 kilomètres de là pour qu’ils fassent part de leurs craintes, selon le Père Ernesto Rueda Moreno, un prêtre qui faisait figure d’interlocuteur local pour les autorités.
Ceci étant, la rumeur s’était répandue que des procédures judiciaires avaient été mises en place contre eux pour avoir bloqué l’accès des camions à la mine une semaine plus tôt. « Les pêcheurs ont eu peur de se faire arrêter », se rappelle le Père Ernesto.
David et Goliath
Quand ils se sont rencontrés au matin du 27 mai 2017, ils se sentaient abandonnés par les autorités du Guatemala. Leur réaction a été de mettre en place un barrage. Ce n’était pas le premier et il s’avère que la police était déjà en route. Quand les pêcheurs ont commencé à jeter des pierres, les policiers ont riposté par des balles. Une heure et demie plus tard, Carlos Maaz était mort, étendu sur le sol et en sang, touché à la poitrine par un homme en uniforme.
Deux ans et un rapport balistique plus tard, le ministre de l’Environnement Alfonso Alonzo nie toujours ce décès. Quand les journalistes d’Expresso (Portugal) et du Monde (France) l’ont rencontré dans son bureau à Guatemala City, il revenait sans cesse sur un détail : « Aucune enquête n’a été faite, aucune enquête n’a pu être faite, aucun procureur général ni une autre personne de l’État n’est intervenu officiellement pour voir si cette personne était morte ou non », dit-il.
Par conséquent, personne n’a encore été reconnu coupable du meurtre de Carlos Maaz. Par contre, les pêcheurs et les journalistes se sont vus criminalisés. Des mandats d’arrêt ont été délivrés en août 2017 à l’encontre de sept d’entre eux pour « menaces, incitation au crime et association illicite ».
Criminalisation injustifiée
Les pêcheurs ont tout d’abord été poursuivis en justice en raison d’une manifestation antérieure au cours de laquelle ils avaient fermé une route à El Estor et ont été accusés de retenir des employés de la mine dans une voiture. Carlos Choc et son collègue Jerson Xitumul n’ont été mentionnés dans les jugements qu’à un stade ultérieur. « Nous pensons que les faits présentés par l’entreprise comme une accusation n’étaient pas suffisants pour justifier un mandat d’arrêt », a déclaré l’avocat de Choc Francisco Castellanos. « D’après ce que nous avons extrait du dossier, nous avons vu que c’est basé sur des identifications faites par l’avocat de la compagnie qui n’était pas présent au moment des faits. »
Pour José Felipe Baquiax, un juge qui préside la chambre correctionnelle du tribunal guatémaltèque, les types de poursuites déposées à l’encontre des pêcheurs et des journalistes concernent généralement le crime organisé et non pour participation à une manifestation. « La liberté d’expression est inscrite dans la Constitution. Elle ne constitue donc pas un crime, souligne José Felipe Baquiax. J’avoue que, lors de mes différents mandats de juge puis de magistrat, je n’ai jamais vu condamner personne pour avoir participé à une manifestation. »
Pour les deux journalistes de Prensa Comunitaria, ces poursuites ont été synonymes de menaces d’arrestation. Jerson Xitumul a passé un mois dans l’une des prisons les plus dangereuses du pays avant d’être autorisé à rentrer chez lui avec assignation à résidence. En juillet 2018, toutes les charges retenues contre lui ont été abandonnées, mais il a décidé de cesser le journalisme.
Lorsque Carlos Choc a appris ce qui était arrivé à son collègue, il a décidé de se cacher. « J’ai dû vivre clandestinement, se souvient-il. J’aime ma ville, mon travail de journaliste à El Estor me passionne, mais j’ai vécu des moments de désespoir.» À cette époque, Carlos Choc a vécu séparé de ses enfants et a dû vendre la plupart de ses biens car il ne pouvait plus travailler.
Carlos Choc a débuté sa carrière de journaliste il y a 12 ans, avant de rejoindre Prensa Comunitaria en décembre 2016. Prensa Comunitaria est une agence de presse maya implanté au Guatemala, dont le but est de « faire entendre la voix de la communauté et ses diverses luttes. »
Carlos Choc décrit son travail comme un « témoignage de vérité ». Sa passion pour le journalisme remonte à son adolescence : « Je me souviens que, quand j’avais 15 ans, mon père adorait écouter les commentaires des matchs de football », sourit-il. « Quand il allumait la radio, je m’amusais parfois à raconter le match. C’est là que mon travail de journaliste a commencé. Ensuite, j’ai appris un peu plus j’ai découvert la nécessité de dévoiler la réalité du quotidien de notre ville. »
Les tensions entre les communautés mayas Q’eqchi, l’État et la mine ne cessent d’augmenter depuis des dizaines d’années. À El Estor, l’exploitation minière du ferronickel a entraîné la réduction du poumon vert de la région : la forêt. Depuis le ciel, on observe désormais une tâche orange à l’endroit où se trouvaient autrefois les arbres : ce sont des bâtiments et tuyaux couverts de poussière de minerai.
Les premières expropriations, nécessaires pour implanter la mine, ont déclenché une série d’accusations de viols et de meurtres à l’encontre de la police et des forces de sécurité de la mine en 2007 et 2009. À l’époque, la mine était la propriété d’une société canadienne, Skye Ressources, avant d’être rachetée par une autre société canadienne, Hudbay, qui l’a ensuite cédée à Solway.
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Au péril de leur vie
À El Estor, si les Russes ont remplacé les Canadiens en 2011, la société d’exploitation reste la Compañía Guatemalteca de Níquel. La sécurité industrielle de l’entreprise a fait l’objet de plusieurs remises en question. En 2016, l’explosion d’une chaudière a tué sept travailleurs et en a blessé 20. «Nous sommes nombreux à les avoir prévenus que cette chaudière était dangereuse”, explique Manuel Ramos Ochoa, un ancien salarié. « Leur seul intérêt est de produire toujours plus… Ils se moquent de la vie des autres !»
La veuve de l’un des travailleurs tués dans l’accident raconte une histoire similaire. Elle souhaite rester anonyme de peur que, si elle s’exprime ouvertement, l’entreprise ne mette fin à la pension qu’elle perçoit depuis le décès de son mari.
« Quand il est mort, ils ont poursuivi le travail », se lamente-t-elle. Son mari avait plusieurs fois évoqué les problèmes de chaudière avant le jour tragique de l’explosion. « Leur patron a dit que ça n’avait pas d’importance, qu’il continuerait à travailler, que rien n’allait se passer. Il a même dit qu’il y avait plus de morts dans son pays que ce n’était rien, qu’ils avaient l’habitude de perdre des hommes. »
Dans un communiqué, le président du conseil d’administration de Solway Dan Bronstein a confirmé que le matin du 13 août 2016, le jour de l’explosion de la chaudière, des problèmes s’étaient produits dans une unité de stockage temporaire des déchets auxiliaire à la chaudière. « Le personnel de la centrale thermique a détecté que la paroi de la trémie était usée. » Mais « d’après la documentation de conception de ce type de chaudière, ce type de déviation ne nécessite pas l’arrêt des travaux », a-t-il dit afin d’appuyer la décision de ne pas l’arrêter. Il ajoute que l’entreprise est en train de remplacer la chaudière endommagée par une chaudière d’un autre fabricant et qu’une autre, identique à celle qui a explosé, a été arrêtée. Les experts engagés par la société d’exploitation et une enquête gouvernementale n’ont pas été en mesure d’établir la cause de l’explosion, a-t-il dit.
Une mine qui ne s’arrête jamais
À l’extérieur de la mine, l’inquiétude autour des répercussions environnementales ne cesse de croître. Bien qu’il n’y ait pas de preuve définitive que les questions écologiques soulevées par les pêcheurs et d’autres personnes aient un lien avec les activités minières, il est certain que les dommages environnementaux augmentent. Les villageois ont rapporté avoir vu de la fumée rouge sortir de la mine une nuit.
« La nuit, ils enlèvent les filtres tandis qu’ils transforment leurs produits », explique Manuel Ramos Ochoa.« Ils pensent que personne ne s’en rend compte et en fait, personne ne dit jamais rien. » Un porte-parole de la mine a démenti toute émission de fumée rouge la nuit en provenance de la mine, alors que des photos prouvent le contraire.
Forbidden Stories a testé la qualité de l’air pendant un mois à l’aide d’un capteur ambiant. Les résultats montrent des pics de concentration de particules fines six fois supérieurs aux recommandations d’exposition horaire de l’Organisation Mondiale de la Santé. « Ce sont des niveaux qui peuvent être mesurés en Chine lors d’épisodes majeurs de pollution », a déclaré Boris Quennehen, spécialiste atmosphérique.
Dans une déclaration, Solway a déclaré que « les concentrations excessives de [particules fines] dans les communautés sont associées à des sources de poussières non liées aux plantes : poussière de route, incinération des déchets dans les champs et bois utilisé pour la cuisson ».
«Nous nous inquiétons des dégâts à long terme, souligne Anibal Coti, directeur d’un centre médical à El Estor. Des patients souffrent de problèmes respiratoires, d’asthme, de bronchite ou encore de pneumonie.»
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Des inquiétudes ignorées
Face à ces constats présentés par des journalistes du Monde (France) et d’Expresso (Portugal), à l’occasion d’une visite de la mine en avril dernier, Maynor Alvarez, responsable des affaires communautaires de CGN, a simplement répondu : «Nous ne surveillons pas seulement l’eau, mais aussi la poussière et le bruit. Un suivi régulier est effectué conformément aux exigences légales et à ce que nous avons signé. Nous avons confiance, moi, Pronico, les autorités et la communauté, en ces contrôles.»
Quant au gouvernement, les villageois estiment qu’il a largement ignoré leurs préoccupations. «Les gouvernements ne tiennent pas compte des populations indigènes», explique Cristobal Pop, à la tête de l’association des pêcheurs. Ce qui compte pour eux, ce sont seulement les intérêts, quelles sont les entreprises qui ont les moyens de leur permettre de réaliser un maximum de bénéfices et ce, sans aucune considération de la vie du peuple, des paysans et indigènes.»
Après être resté caché pendant un an et demi, le journaliste Carlos Choc a finalement pu rencontrer un juge en janvier et a réussi à éviter la détention préventive. Il attend maintenant son jugement.
« Jamais de ma vie je n’aurais pensé, pendant les 12 ans au cours desquels j’ai exercé mon activité de journaliste, qu’une telle chose puisse m’arriver à cause de mon métier », dit-il. « Je sais qu’un jour ces accusations mensongères prendront fin. Et quand ce sera le cas, je ne veux pas pleurer. »