- Reading time: 5 min.
Survivre dans les décombres : dans le nord de Gaza, la famine à travers les yeux des frères Khair Al-Din
Réchappés des attaques de drones et des bombes de l’armée israélienne qui pleuvent sur la bande de Gaza depuis huit mois, Basel et Moumen Khair Al-Din, deux frères journalistes palestiniens racontent avoir frôlé la mort lors d’un reportage. Contraints de réduire drastiquement leur couverture dans le nord de l’enclave depuis, Forbidden Stories et ses partenaires ont poursuivi leur travail vital sur la faim qui frappe les populations du nord de Gaza.
(Visuel : Mélody Da Fonseca)
Par Aïda Delpuech
25 juin 2024
Avec la participation de Madjid Zerrouky (Le Monde)
Basel Khair Al-Din est essoufflé. Comme après une course-poursuite, les yeux fébriles et inquiets du journaliste cherchent encore dans le ciel l’ombre de l’engin qui aurait pu lui ôter la vie. Malgré la peur, il se filme afin de raconter la scène qu’il vient de vivre : « Nous étions en train de filmer dans la zone Sakanet Fado’us, à Beit Lahia [dans le nord de Gaza, NDLR], lorsque les [forces] d’occupation nous ont ciblés avec un drone. »
Ce 18 février 2024, en fin de matinée, Basel et son frère Moumen, tous deux journalistes, sillonnent les champs abandonnés de la ville de Beit Lahia, zone agricole à l’extrémité nord de la bande de Gaza. À seulement cinq kilomètres de là se dresse le poste-frontière d’Erez, principal point de passage avec Israël. Fermé depuis le 7 octobre 2023 à la suite de l’attaque terroriste du Hamas sur le sol israélien et le début de la guerre d’Israël à Gaza, il a été rouvert début mai.
Ce matin-là, le ciel est blafard. Les deux frères sont envoyés par la chaîne qatarie Al Jazeera Live (Al Jazeera Mubasher) pour rendre compte de la faim dont souffrent les habitants du nord de Gaza, coupés du reste du territoire. Le 13 octobre, l’armée israélienne avait exigé le départ des populations du nord de l’enclave. Depuis, les plus de 300 000 personnes piégées dans cette partie du territoire que l’armée israélienne a coupé du reste de la bande de Gaza, sont soumises à une privation alimentaire extrême.
Pour pallier le manque criant de nourriture, de nombreuses familles se sont mises à glaner des pousses de khobiza (connue en français sous le nom de mauve sylvestre de Mauritanie), cette herbe sauvage qui résiste tant bien que mal au labourage des champs par les bombes. Pour beaucoup, recourir à cette plante est une question de survie. « Le destin de celui qui n’en mange pas est la mort », tranche Basel, contacté par Le Monde et Forbidden Stories.
Soutenez-nous, nous enquêterons
Nous avons besoin de votre aide pour exposer ce que les ennemis de la presse cherchent à taire.
Un reportage empêché
« Avec mon frère Moumen [qui est caméraman, NDLR], nous étions déjà venus trois fois couvrir la situation dans cette zone, avant d’être pris pour cible lors du quatrième reportage », explique-t-il. Ce jour de février, ils étaient venus suivre le quotidien d’une famille de Beit Lahia, qui pour survivre, s’était décidée à cueillir des pousses de khobiza dans ces terres dangereuses du Nord, la faim prenant le pas sur la peur.
Le journaliste raconte avoir passé une heure auprès de cette famille, avant de démarrer le tournage. « Nous avons fait un petit feu et préparé du thé », se souvient-il. Accompagné de son frère Moumen, il commence ensuite à tourner quelques images des environs, dont celles d’un enfant cueillant des pousses de khobiza au milieu des débris, caméra dos à la frontière, pour ne pas éveiller les soupçons des soldats postés au checkpoint.
Post Instagram de Basel Khair Al-Din, le 18 février 2024 : « Je ne savais pas que cette photo serait la dernière avant que nous soyons ciblés par un tir de drone dans la zone résidentielle de Sakanet Fado’us au nord de la ville de Beit Lahia, pendant la préparation d’un reportage sur la collecte d’herbes pour arrêter la faim des enfants. Dieu merci, nous avons survécu cette fois aussi. » (Crédit : Moumen Khair Al-Din)
« Nous avons commencé à le filmer. Huit secondes plus tard, nous avons été visés par un premier missile de drone. Grâce à Dieu, il n’a pas explosé. » Les deux journalistes ont tout juste le temps de s’abriter derrière un muret en béton avant qu’un second missile ne soit tiré, dix secondes après le premier. D’une traite, ils s’enfuient et courent sans s’arrêter pendant plus de trois kilomètres, retirant leurs gilets de presse et les dissimulant sous leurs blousons.
Grâce à une analyse de son réalisée par Earshot à partir d’une vidéo transmise par Basel Khair Al-Din, Forbidden Stories et ses partenaires ont pu identifier le drone qui se déplaçait « de façon circulaire directement autour de la caméra », sans pouvoir pour autant affirmer que ce même engin a ouvert le feu sur les journalistes. Il s’agit du drone IAI Heron-Eitan, développé par l’entreprise israélienne Israel Aerospace Industries.
« Les gilets de presse sont censés nous identifier et nous protéger mais ils ont failli nous tuer, comme c’est arrivé à un grand nombre de nos collègues »
Même s’ils s’en sortent physiquement indemnes, les deux frères sont encore sous le choc. Cet incident intervient moins de deux mois après la destruction totale de leur maison familiale à Beit Lahia, le 28 décembre 2023, où périrent 23 membres de leur famille et voisins, dont leur frère Ahmed, lui aussi journaliste.
En réponse aux questions du consortium, l’armée israélienne affirme que « le 18 février, les Forces de défense israéliennes ont frappé une infrastructure militaire du Hamas, à environ 300 mètres » du lieu où se trouvaient les deux journalistes.
Bien qu’il soit difficile de confirmer qu’ils aient été ciblés, reste que les deux frères ont depuis drastiquement réduit leur travail, ne réalisant que l’équivalent de « 10 % de [leur production d’]avant cet incident ». Ils sont aussi désormais très prudents quant à l’usage de leurs gilets de presse, qu’ils dissimulent sous leurs vêtements jusqu’au moment de tourner leurs images. « Ces gilets sont censés nous identifier et nous protéger […] mais ils ont failli nous tuer, comme c’est arrivé à un grand nombre de nos collègues. »
Quatre mois après cette attaque, alors que la population de Gaza est au bord de la famine, Forbidden Stories et ses partenaires ont décidé de poursuivre le reportage de Basel et Moumen Khair Al-Din, en documentant les privations que subissent les habitants du nord de l’enclave et les mécanismes de survie déployés par la population.
Protégez votre travail
Vous êtes journaliste et vous êtes menacé en raison de vos enquêtes ? Sécurisez vos informations auprès de Forbidden Stories.
« La situation est tragique »
Assiégé depuis sept mois, le nord de la bande de Gaza, coupé du reste du territoire, est frappé par la faim. « La famine est totale dans le nord, et elle se déplace vers le sud », a déclaré le 4 mai la directrice du Programme alimentaire mondial des Nations Unies Cindy McCain.
Dans le nord de l’enclave, le système de santé est à l’agonie. Le 21 mai 2024, les forces armées israéliennes ont assiégé l’hôpital Al-Awda, l’un des plus grands complexes médicaux de la région, déjà lourdement endommagé par les bombardements. Deux jours plus tard, c’est à l’hôpital Kamal Adwan, seul centre pédiatrique de la zone, de connaître le même sort.
Un attroupement d’enfants à Beit Lahia, dans l’attente d’une distribution de pain à base de khobiza. (Crédit : Saïd Ahmad Kilani)
En marge des combats, la famine, elle aussi, tue. Le docteur Hussam Abu Safiya, qui dirige l’unité de pédiatrie de l’hôpital Kamal Adwan, avait confié à Human Rights Watch en mars que 26 enfants étaient morts des suites de complications liées à la famine. Neuf enfants sur dix souffrent de précarité alimentaire sévère a rapporté l’UNICEF début juin, s’appuyant sur des données récoltées de décembre 2023 à avril 2024. De nombreuses maladies ont aussi surgi. Le bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies fait état de l’apparition d’infections telles que l’hépatite A.
« N’importe quelle plante que nous donne la terre, nous en faisons notre nourriture. »
Tout manque, et se nourrir est une épreuve de tous les jours. « La situation est tragique », témoigne Ahmed Abu Qamar, journaliste originaire du camp de Jabalia, qui a dû quitter de force son domicile avec sa famille, comme plus de 150 000 personnes, en raison de l’opération au sol lancée par l’armée israélienne le 12 mai 2024.
« Nous manquons d’eau potable. Les jours de chance, nous mangeons du pain avec un peu de zaatar [thym] et des fèves comme unique repas. »
En marge des distributions alimentaires, devenues le théâtre de massacres récurrents, les prix des denrées de base explosent. La farine de blé, si par chance trouvée sur le marché, est vendue au prix exorbitant de 1000 à 1500 shekels [250 à 375 euros] le paquet de 25 kg, soit plus de 40 fois son prix habituel. En guise de substitut, certains habitants ont eu recours à de l’alimentation destinée aux animaux. D’autres n’ont eu de choix que de jeter leur dévolu sur les herbes qui parsèment le sol meurtri de Gaza. « N’importe quelle plante que nous donne la terre, nous en faisons notre nourriture », rapporte Saïd Kilani, photojournaliste et habitant du nord du territoire.
Une petite fille court à la recherche d’eau potable au milieu des décombres de Beit Lahia.
Au mois d’avril, le nord de la bande de Gaza avait été placé en phase cinq de famine, le stade le plus élevé, par le Réseau du système d’alerte précoce contre la famine (Famine Early Warning Systems Network, FEWS NET), fondé par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID).
Cependant, le Comité d’examen de la famine (Famine Review Committee, FRC), organe des Nations Unies, a récemment nuancé ce constat, déclarant le 17 juin ne pas avoir de données suffisantes depuis le début du mois d’avril – faute d’accès au terrain – pour pouvoir classer le nord de Gaza en situation de famine. Cela « ne change d’aucune manière le fait qu’une souffrance humaine extrême est sans aucun doute en cours dans la bande de Gaza […] Tous les acteurs ne devraient pas attendre qu’une classification en famine soit déclarée pour agir », a affirmé le FRC.
Se nourrir au péril de sa vie
« La khobiza a aidé la cause palestinienne bien plus qu’aucun pays dans le monde », ironise Abod Battah, jeune vidéaste gazaoui, sur sa chaîne Instagram aux 3,4 millions d’abonnés. Cette plante sauvage, poussant au coin des rues et des champs après les premières pluies d’hiver, était déjà appréciée avant la guerre pour ses propriétés nutritionnelles et son goût proche de celui de l’épinard. Cuisinée le plus souvent sous forme de soupe, elle a récemment sauvé plus d’une famille de la faim à Gaza.
Depuis plusieurs mois, les derniers habitants de la zone se nourrissent de cette végétation robuste. Mais la cueillette peut s’avérer périlleuse, voire fatale.
Navin Anan Mustapha, 27 ans, mère de quatre enfants et enceinte de sept mois, se souvient de la journée funeste du 26 mars, en plein mois de ramadan. Comme tous les matins, son mari était parti glaner des feuilles de khobiza pour nourrir ses enfants, comme beaucoup d’autres dans le nord de Gaza.
« Alors que je préparais à manger pour les enfants, j’ai appris le “martyre” [décès] de mon mari, après qu’un hélicoptère Apache de l’armée d’occupation ait ouvert le feu sur toutes les personnes présentes dans la zone ». L’attaque aurait selon elle fait un mort et une trentaine de blessés.
Navin Anan Mustapha et ses quatre enfants, montreant une photo de son mari tué par l’armée israélienne alors qu’il récoltait des feuilles de khobiza à Beit Lahia. (Crédit : Saïd Ahmad Kilani)
Malgré le danger et le deuil, la jeune mère est retournée dès le lendemain dans les champs, dans l’espoir d’y trouver de quoi nourrir ses enfants : “Je n’ai pas eu le temps de faire mon deuil, le chagrin de mon cœur est immense », confie-t-elle.
À Beit Lahia, dernière ville avant la barrière de sécurité érigée par Israël au nord de la bande de Gaza, les bombes et les bulldozers de l’armée israélienne ont dévasté la plupart des terres agricoles. Les parcelles épargnées sont quant à elles inaccessibles pour leurs exploitants, systématiquement prises pour cible par les forces israéliennes. Autrefois réputées pour leurs fraises pendant la saison de « l’or rouge », ces terres fertiles ne sont plus que désolation.
Désormais, les pluies d’hiver se sont taries et la population de Gaza ne peut même plus compter sur l’aide des feuilles sauvages pour survivre. « C’est le jour du jugement dernier […] Nous avons tout perdu », souffle Saïd Kilani.