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“Projet Miroslava” : La journaliste qui refusait d’être complice
Miroslava Breach était constamment harcelée depuis mars 2016, à cause de ses publications traitant des liens entre les groupes de trafiquants de drogue et leur infiltration dans la vie politique locale. Elle avait prévenu son vieil ami Javier Corral, tout juste élu gouverneur de Chihuahua à l’époque, et les responsables au niveau fédéral du mécanisme de protection des journalistes, de ces menaces. El Colectivo 23 de Marzo, formé par des journalistes mexicains, en collaboration avec les organisations internationales Forbidden Stories, Bellingcat et le Centre latino-américain d’enquêtes journalistiques (CLIP), a compilé ces menaces liées à ses articles, les avertissements qu’elle avait formulé concernant le danger qu’elle courrait et les indices qu’elle a laissé dans ses publications avant son assassinat le 23 mars 2017, que les autorités n’ont pas approfondi à ce jour.
Par El Colectivo 23 de Marzo et international allies
4 juillet 2019
Avant son assassinat, une Malibu grise rôdait dans la rue José María Mata, dans le quartier de Granjas à Chihuahua, Mexique. Les caméras de sécurité ont filmé le véhicule six fois entre le 21 et le 22 mars 2017, alors qu’il passait devant la maison à deux étages maintenant tristement célèbre : le numéro 1609, avec ses barreaux bruns aux fenêtres et un petit jardin devant. Le matin du 23 mars 2017, la journaliste Miroslava Breach était tuée par balle à l’extérieur de son domicile, alors qu’elle attendait son fils pour l’amener à l’école.
Quelques jours avant son meurtre, une de ses soeurs était de passage chez elle. Elle se souvient que l’après-midi du 20 mars, alors qu’elles déchargeaient des plantes d’intérieur de la voiture de Miroslava, ses yeux ont croisé le regard d’un homme qui marchait devant la maison. Un frisson lui avait alors traversé le corps. En apprenant la mort de sa soeur journaliste, elle avait compris que cette dernière était sous étroite surveillance.
Miroslava s’était habituée à vivre sous la menace à cause de son travail. Personne n’a été en mesure de déterminer le nombre de messages de menace que la correspondante chevronnée du journal national La Jordana avait reçus au moment de sa mort. Elle a également écrit des chroniques politiques pour El Norte de Ciudad Jaurez, sous le pseudonyme de Don Mirone.
Quelques mois avant sa mort, ses proches et ses amis avaient remarqué qu’elle évoquait sa possible mort à venir. Mais toujours en minimisant le problème, comme pour ne pas trop inquiéter celles et ceux qui l’entouraient. Durant cette même période, elle insistait auprès de sa famille pour leur laisser des instructions, au cas où elle ne serait plus là. Notamment au sujet de ses deux enfants, son fils adolescent et sa fille à peine dans la vingtaine. Son héritage, leurs assurances, et qui devait s’en occuper. Elle donnait l’impression de s’être faite à cette idée, alors que ses appels au secours auprès des politiques n’aboutissaient pas. Comment les autorités actuelles ne sont pas capables d’aller plus loin dans l’enquête alors que la journaliste elle-même sentait arriver le drame ?
A l’aide de témoignages de ses proches et des différentes auditions menées par la justice, El Colectivo 23 de Marzo, un collectif composé de journalistes travaillant au Mexique, en collaboration avec les organisations internationales Forbidden Stories, Bellingcat et le Centre latino-américain d’enquêtes journalistiques (CLIP), dresse le portrait de cette journaliste qui suscitait l’admiration dans son pays et retrace l’ensemble des menaces qu’elle a reçu jusqu’à sa mort, ignorées par les autorités durant des années.
Tête brûlée
« Dans chacun de ses cahiers d’école, on pouvait lire le mot « Liberté »… ce mot a eu un impact sur elle” expliquait sa soeur, Rosa Maria, lors du premier anniversaire de la mort de Miroslava. “Toutes ses enquêtes, elle les voyait comme une défense de la liberté, des droits des gens. »
La jeune Miroslava a d’abord étudié la biologie marine, avant de déménager dans le sud de l’Etat de Basse Californie, au Mexique. C’est là qu’elle a découvert les sciences politiques. Lorsqu’il a fallu expliquer à sa mère qu’elle changeait de spécialité, elle a alors employé ces termes : « Maman, je peux aider plus de gens d’ici. Je peux lutter contre la corruption. Je peux parler de tous les abus qui sont commis et de la manière dont nous pouvons améliorer notre société. »
Miroslava était presque une légende parmi les journalistes de Chihuahua, mais elle restait modeste. Avec son fort caractère, elle était révoltée contre l’injustice et n’avait pas sa langue dans sa poche. Elle choisissait ses amis avec soin, ce qui la rendait impopulaire auprès de ses consoeurs et confrères, puisqu’elle ne voulait pas parler aux journalistes qu’elle considérait sans éthique. Elle écrivait des articles que peu d’autres auraient pris la peine d’écrire. C’était une très bonne analyste politique et sa plume aiguisée était redoutée de la classe politique.
Miroslava se jouait du danger. Elle aimait conduire son camion dans la sierra, même si, ces dernières années, la région était devenue le champ de bataille des groupes criminels qui se disputent les routes du trafic de drogue. Deux photographes se souviennent de son amour pour la vitesse. Chaque fois qu’elle voyait que ses passagers effrayés par sa conduite, elle rétorquait que la meilleure façon de mourir était en morceaux. Et c’est probablement ce courage, parfois imprudent, qui l’a conduit à traiter des sujets les plus sensibles qui soient dans son pays.
Sans concession
Miroslava Breach a peut-être étudié les sciences politiques à La Paz, en Basse Californie, mais c’est dans l’Etat de Chihuahua qu’elle a construit sa carrière. Dès 1995, elle retourne sur les terres qui l’ont vu grandir pour y être journaliste. Elle y a traité des cas de viol et de violation des droits de l’homme, en particulier des violences faites aux femmes ou des vols de terres dont sont victimes les peuples autochtones dans la Sierra de Tarahumara.
C’est en 2004 qu’elle a commencé suivre l’infiltration des cartels lors des campagnes électorales et dans la vie politique de manière générale. Adrian Esquivel, une jeune journaliste formée par Miroslava et avec qui elle a vécu à Juarez alors qu’elle était rédactrice en chef du journal El Norte, se souvient d’un virage dans sa carrière : “Miroslava s’est dit qu’elle devait commencer à couvrir les crimes dans la région quand la rubrique politique s’est transformée en celle consacrée aux faits divers”.
Ayant grandi non loin de Chínipas, elle connaissait bien les agissements des Salazares. Los Salazares était une grande famille d’éleveurs qui sont devenus membres du cartel de Sinaloa. Deux de ses membres étaient parmi les plus recherchés par l’agence antidrogue américaine, la DEA. C’est donc assez logiquement qu’elle a consacré beaucoup d’articles à leur sujet. En 1999, elle publiait son tout premier article sur les abus commis par les trafiquants de drogues dans la Sierra de Tarahumara. Elle dénonçait alors la terreur installée par les cartels, qui tuaient, violaient et brûlaient les maisons des indigènes locaux pour les forcer à cultiver de la drogue pour eux. Le tout, sous le regard passif des autorités locales. Un an plus tard, elle mentionnait pour la première fois dans un article pour La Jordana “Adan Salazar Zamorano”, le fondateur du cartel des Salazares. Il était alors décrit comme un “trafiquant de drogue présumé dont la notoriété suggère qu’il est le principal producteur et acheteur de drogue dans la région de la sierra de l’Etat de Chihuahua”. Elle devenait alors une experte de cette organisation criminelle basée dans les hauteurs de cet État particulièrement violent.
Plus les années passaient, plus elle dénonçait des cas d’immixtion d’organisations criminelles dans les élections. Elle écrivait au sujet de maires, notamment à Chínipas, qui entretenaient de “dangereuses connexions” avec les cartels, comment les groupes armés mobilisaient les électeurs pour qu’ils votent pour leur candidat. En 2011, elle décrivait comment le groupe criminel, sous le commandement d’Alfredo Salazar Ramírez, fils d’Adán, s’emparait de territoires, mettait en place des postes de contrôle, transportait des tueurs à gages dans de petits avions et imposait la terreur pour ouvrir une nouvelle route au trafic de drogue. En 2012, elle avait écrit que les autorités n’avaient pas été en mesure de mettre en place des bureaux de vote dans la Sierra en raison de menaces de membres du crime organisé et qu’à Chínipas, des personnes avaient été contraintes à voter pour le candidat choisi par le cartel.
Pendant toutes ces années, Miroslava n’a pas reçu de menaces. Mais tout à changé en 2015.
Les menaces
Quand la nouvelle de son assassinat s’est propagée, il y avait autant de théories sur qui avait ordonné le meurtre de Miroslava qu’elle avait d’ennemis. Les témoignages compilés dans le dossier officiel de l’affaire le montre bien : pour certain, César Duarte, un officiel mexicain dont elle avait dévoilé les montages illégaux auquel il avait eu recours pour s’enrichir, était derrière son meurtre. D’autres ont tout de suite pensé au cartel de Juarez et son leader, “El 80”, sur qui elle avait également enquêté par le passé. Mais ce que tout le monde avait relevé, c’était ses articles à charge sur les agissements des Salazares dans la Sierra.
Les menaces sont allées crescendo. Dès 2015, le cartel lui faisait savoir qu’ils n’aimaient pas le ton employé dans ses articles à leur propos, par le biais de proches, puis d’inconnus, qui vivaient dans la zone de Chinipas. En 2016, elle publiait avec une consoeur un article dévoilant les noms de candidats dans huit municipalités, liés aux trafiquants de drogues. L’un d’entre eux était un candidat parachuté par les Salazares dans la ville de Chínipas. Après la publication de cet article compromettant, elle recevait un appel menaçant d’Alfredo Piñera, le porte-parole national du Parti d’action nationale (PAN). Par téléphone, il lui demande ses sources dans l’affaire qu’elle venait de dévoiler sur les “narco-candidats” qui ont infiltré la vie politique locale de la Sierra. Sans surprise, Miroslava refuse catégoriquement de communiquer cette information, allant même jusqu’à invoquer sa paire d’”ovaires” comme pour défier l’homme à l’autre bout du fil.
Piñera a donné l’enregistrement à Hugo Schultz, ancien maire de Chínipas, qui l’a donné à des membres de Los Salazares afin de se blanchir, selon l’enquête judiciaire du procureur de la République.
Malgré les menaces qu’elle recevait, elle continua d’écrire sur le sujet. Notamment sur Hugo Schultz, l’ancien maire de Chínipas, qu’elle accusait d’être un émissaire des cartels de la région. Le dernier article sur le sujet, publié en février 2017, est probablement celui qui lui a coûté la vie. Intitulé “les cartels infiltrent les municipalités de Chihuahua”, elle évoquait des directeurs de la sécurité publique en lien avec des groupes criminels de Chínipas. Un mois plus tard, elle était tuée sous les yeux de son fils. Lors de ces dernières semaines, ses amis avaient remarqué sa nervosité. Elle s’imaginait alors prendre sa retraite pour se consacrer à son autre passion : la cuisine. Personne ne doutait qu’elle aurait fait une excellente cheffe. Mais impossible pour elle de quitter le journaliste, car elle ne supportait pas l’impunité. Et comme elle le disait elle-même : “Le silence est complice”.
Les appels ignorés
Javier Corral, actuel gouverneur de l’Etat de Chihuahua, est un ancien journaliste. élu en 2016 sous la bannière du PAN, il était également un ami de Miroslava. Quelques semaines après son élection, elle lui avait alors révélé l’existence de menaces à son encontre et, selon une de ses collègues, il s’était engagé à intervenir. Déjà à l’époque, Miroslava émettait des doutes quant à ses actions en la matière. Mais son oreille attentive l’avait alors rassuré.
Interrogé sur le sujet lors d’une conférence de presse, le gouverneur a reconnu avoir discuté de ces menaces avec Breach. Mais deux ans auparavant, lorsqu’il était sénateur. Non pas lorsqu’il était devenu gouverneur en 2016, malgré les preuves et les témoignages récoltés par le collectif. Il a néanmoins déclaré que, contrairement à ce que l’enquête ne semblait pas voir, cartel ayant infiltré la vie politique locale – ou narco-politiques – étaient derrière son meurtre.
Plus le temps passait, plus les menaces se multipliaient. Elle refusait de déposer une plainte officielle auprès des autorités. Selon elle, les journalistes ne devaient pas recevoir un traitement spécial ou se faire passer pour des victimes. Le 12 octobre 2016, lors d’une réunion du Mécanisme fédéral de protection des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes dans la ville de Chihuahua, à laquelle participaient des journalistes, des défenseurs faisant partie du cabinet de transition et des envoyés du ministère de l’Intérieur, elle avait évoqué publiquement ces menaces. Ces propos ont été rapporté dans le rapport de cette réunion.
Avec le temps également, elle s’était éloignée par son vieil ami, le gouverneur Corral. Une connaissance raconte au collectif : “elle avait confié des informations à Corral durant sa campagne concernant son enquête [sur les narco-politiques] et il n’a jamais rien fait avec (…) elle était très énervée, déçue, car c’était des informations précieuses.” Tous les témoignages de ses proches s’accordent à dépeindre la journaliste comme éteinte et résignée quelques mois avant sa mort, comme si elle n’avait plus d’autre choix que d’accepter son destin, face à ses appels restés sans réponse.
En décembre, Miroslava a commencé à dire à sa famille et à ses amis que la situation dans l’État allait empirer, et elle a averti qu’ils tueraient une journaliste pour « faire du bazar » dans l’État et qu’elle était sur la liste. Le 23 mars 2017, elle était
Lors du premier anniversaire de sa mort, les frères de Miroslava ont partagé ce que Corral leur aurait dit au sujet de leur soeur : Miroslava était responsable de sa propre mort car “elle avait joué avec le feu” en enquêtant sur des sujets si dangereux. Une déclaration vécue comme une “gifle” par la famille de Miroslava. A la fois pour leur famille, mais aussi pour les journalistes et les Mexicains, “car elle vient d’un fonctionnaire chargé de faire respecter les droits fondamentaux à la vie, à la liberté et à la sécurité.” Corral a lui nié avoir tenu ces propos à la famille Breach.
A ce jour, l’affaire de l’assassinat de Miroslava Breach est toujours ouverte. Seul un homme a été arrêté, El Larry, présenté comme le commanditaire du meurtre. Son procès est au point mort.
En septembre 2017, on a découvert que des personnes se sont introduites dans sa maison, mais n’ont pas volé. Seul des papiers ont été retrouvés au sol, comme s’ils étaient à l recherche de quelque chose. La même chose s’est produite il y a deux mois.
Dans les procédures judiciaires auxquelles ce groupe a eu accès, il n’est pas indiqué que les procureurs de l’État et les procureurs fédéraux avaient enquêté sur les indices que Miroslava avait laissés dans ses publications au sujet de ceux qui l’avaient menacée, ce qui leur permettrait de découvrir qui pourrait être derrière son crime. L’assassinat de Miroslava Breach Velducea, la journaliste qui n’a pas voulu se taire, reste trouble.