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Les « Maîtres de la Perception », le Burkina Faso et la Croix Rouge : Anatomie d’une campagne de manipulation
Au Burkina Faso, le Comité International de la Croix-Rouge a été la cible d’une campagne orchestrée en 2020 par une agence d’influence israélienne vraisemblablement à la demande du gouvernement burkinabè de l’époque. L’opération est révélée aujourd’hui dans le cadre du Projet « Story Killers » consacré à la désinformation. A la manoeuvre, le patron de l’entreprise Percepto International, qui se présente comme la société des « maîtres de la perception ». Décryptage d’une campagne de manipulation.
Par Cécile Andrzejewski
Dans la torpeur de l’été 2020, alors que le monde entier reprend peu à peu son souffle après la première vague de Covid, une tribune de Valeurs Actuelles s’en prend soudainement au Comité international de la Croix rouge. Son auteur s’interroge ingénument, en ce 3 août : le comité serait-il le « parrain » et « Cheval de Troie – involontaire – du terrorisme au Burkina Faso ? »
Pour étayer ses accusations, l’article s’appuie notamment sur des échanges qu’auraient eu des employés de l’organisation avec des membres de groupes armés terroristes, afin de pouvoir circuler dans certaines zones du pays sans encombre. L’auteur de la tribune y voit une « compromission » et affirme qu’un membre du CICR aurait « fourni des vivres aux terroristes ».
Reprise dans la presse burkinabè, notamment sur des sites d’information très suivis comme le Faso.net, et Burkinfo 24, la tribune est à l’origine, dans le pays, d’une féroce polémique anti-CICR alimentée par les réseaux sociaux. « [La reprise de] l’article a provoqué de violents commentaires en ligne et fait craindre pour la sécurité de nos équipes au Burkina Faso », explique aujourd’hui Patrick Youssef, Directeur du CICR pour la région Afrique. Le CICR se voit alors obligé d’adresser un droit de réponse à Valeurs Actuelles.
L’organisation y rappelle que « le dialogue confidentiel demeure un sésame éprouvé pour remplir au quotidien [ses] missions. Il est l’un des principaux outils d’une doctrine opérationnelle mise en œuvre depuis des décennies ». Autrement dit : les discussions avec des groupes armés terroristes serait une pratique assez habituelle sur le terrain, garantissant aux humanitaires la possibilité de remplir leurs missions auprès de toutes les populations.
Mais l’explication du Comité international de la Croix Rouge ne semble pas suffisante. Un mois après la publication de la tribune de Valeurs Actuelles, Peter Maurer, le président du CICR, alors en tournée dans la région, profite d’une conférence de presse à Ouagadougou le 14 septembre 2020 pour insister : « On entretient des dialogues (avec les groupes armés) non pas pour faire plaisir ni pour conférer quelque légitimité que ce soit à des groupes armés ou à un gouvernement. On fait cela par nécessité, pour un besoin humanitaire ».
Le jour même, il est reçu par le président de l’époque, Roch Kaboré, officiellement pour échanger « sur les interventions de son institution dans [le] pays », comme le raconte le président sur sa page Facebook, photo à l’appui. Kaboré y « salue l’engagement du CICR ». En apparence, tout va pour le mieux entre le pouvoir du Burkina Faso et le CICR. Mais d’après nos informations, la réalité est bien différente.
Un dénigrement organisé
Dans ce 3e volet du projet « Story Killers » sur le business de la désinformation, les journalistes du consortium Forbidden Stories révèlent que cette attaque à l’encontre de l’institution humanitaire a été pilotée par l’un des fondateurs d’une agence d’influence israélienne, Percepto International, très probablement à la demande du gouvernement du Burkina Faso. Sur son site, Percepto International se présente comme la société des « maîtres de la perception » et propose notamment des services en stratégie, renseignement et cyber. Signe particulier : l’entreprise qui vend d’abord de « l’influence » se positionne comme un acteur engagé de la lutte contre la désinformation. Dans plusieurs articles partagés sur le blog et la page Medium de Percepto International, des salariés de l’entreprise analysent des campagnes virales d’influence afin, semble-t-il, de sensibiliser le grand public aux techniques de manipulation. Percepto rappelle d’ailleurs sur son propre site Internet comme il est important de « ne pas sous-estimer le pouvoir des fake news ».
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À la tête de cette agence de premier plan, qui revendique des clients dans des dizaines de pays différents, un ancien des renseignements israéliens et un spin doctor : Royi Burstien et Lior Chorev. Retraité de la direction du renseignement de Tsahal, où il a servi pendant 27 ans, le premier a d’abord été directeur général de Psy-Group, pionnière des agences d’influence, fermée à la suite des investigations sur les interférences russes dans l’élection présidentielle américaine de 2016. Royi Burstien lui-même a fait l’objet d’une enquête dans ce cadre, avant d’être blanchi. Lior Chorev, de son côté, avance sur le site de Percepto International avoir participé à une centaine de campagnes politiques au niveau local, national et international. Il a été l’un des principaux stratèges des campagnes d’Ariel Sharon pour le poste de Premier ministre en Israël – qu’il a remporté en 2001 et 2003. En 2006, il a conseillé Ehud Olmert, lui aussi élu Premier ministre.
La campagne anti-CICR du Burkina Faso aurait pu passer inaperçue si elle n’avait pas été éventée par le patron de Percepto International lui-même, au cours d’un rendez-vous avec des journalistes du consortium Forbidden Stories se faisant passer pour de potentiels clients. Entre les reporters de Radio France, TheMarker et Haaretz d’un côté et Royi Burstien, accompagné d’employés de la société de l’autre, quatre rendez-vous ont lieu en octobre et novembre 2022. Au cours de l’un d’entre eux, Royi Burstien dévoile une « étude de cas » sous forme de diapositive powerpoint estampillée du logo de son entreprise. Le titre : « Limiter l’intervention d’une éminente ONG ». Le client y est nommé « gov. », l’abréviation anglaise de gouvernement. « Notre client avait un vrai problème avec une ONG en particulier, qui n’était vraiment pas objective. La question était de savoir comment la mettre hors-jeu », détaille Royi Burstien face à ses faux clients.
Précision importante : à l’époque de la campagne orchestrée contre le CICR, la société Percepto International n’existait pas en tant que telle. Royi Burstien était alors à la tête du groupe Athiri, opérant également dans le domaine de la cyber-influence. Un détail qui ne l’empêche pas de présenter l’étude de cas signée Percepto comme l’une des réalisations significatives de sa société.
Tous les articles mentionnés sur sa diapositive ont beau avoir été légèrement floutés ou caviardés, nous sommes parvenus à décrypter les quelques indices oubliés par l’entreprise et à retracer le parcours de la polémique : d’abord l’article de Valeurs Actuelles, puis ses reprises sur Faso.net et Burkinfo 24, suivies de la publication d’une dépêche AFP et de la photo du président Roch Kaboré avec Peter Maurer. Et même si le CICR a beau assurer avoir toujours eu de bonnes relations avec le pouvoir burkinabè, à l’origine de cette campagne de dénigrement, se trouvent certainement les prises de position de l’organisation contre les arrestations arbitraires et le mauvais traitement des prisonniers dans le pays.
Retour au pitch de Royi Burstien devant ses faux clients. « Nous avions obtenu de très bonnes informations. Nous nous sommes dit que si nous les publiions dans les médias locaux, ça n’aurait pas d’écho. Alors on a travaillé avec un média français de premier plan. Et c’est devenu viral dans le pays (au Burkina Faso, ndlr). » Il se vante même d’une publication dans le Figaro, en réalité simple reprise de la dépêche consacrée à la conférence de presse tenue par Peter Maurer en septembre 2020. N’empêche, « le directeur de l’ONG a dû venir dans le pays, il a rencontré le client et a plus ou moins accepté de se retirer », conclut, satisfait, le PDG de Percepto International. Le succès de cette opération, selon le patron, est censé démontrer à ses clients potentiels l’efficacité des méthodes de manipulation de son entreprise.
« Nous n’inventons pas d’histoires »
Son auteur, Emmanuel Dupuy, affirme, lui, ne jamais avoir entendu parler de Percepto International. Il explique avoir été contacté par « Samuel Sellem, de la société StoryTling, qui officiait, à l’époque, auprès du président [burkinabè] Roch Marc-Christian Kaboré, en qualité de Conseiller spécial en charge de la communication présidentielle. C’est lui qui m’avait interrogé sur la manière dont le CICR pouvait avoir des liens avec les groupes armés terroristes officiant dans la région dite des « frontières », (…) sans que Genève (le siège du CICR, ndlr) n’en ait pleinement pris conscience. » Il assure n’avoir touché aucune rémunération de sa part pour cette tribune. La société StoryTling aurait-elle servi d’intermédiaire entre la société de Royi Burstien et Emmanuel Dupuy ? Contactée, l’entreprise spécialisée dans les relations publiques en politique, lobbying et tech, n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.
Quant aux informations transmises à Emmanuel Dupuy, certaines d’entre elles proviendraient, selon un fin connaisseur du pays, d’écoutes téléphoniques réalisées sur certains salariés du CICR. « J’avais, en effet, entendu parler de telles écoutes qui, émanant vraisemblablement de l’appareil sécuritaire burkinabé, étaient donc autorisées par le pouvoir exécutif burkinabé de l’époque », confirme Emmanuel Dupuy. Qui nie cependant s’en être servi pour son article, en raison de leur « caractère “secret”, “fermées” et “contestables” ».
Interrogée par mail et par téléphone après les rendez-vous enregistrés, Percepto International assure n’avoir aucune information à propos de ces écoutes téléphoniques. En ce qui concerne la campagne menée contre le CICR au Burkina Faso, Lior Chorev se défend de toute intervention et assure ne « pas inventer d’histoires », ni « approcher de journaliste ». L’étude de cas, estampillée du logo Percepto International ? « Cela peut être n’importe laquelle, mais elle n’est pas reliée directement à Percepto, c’est juste une étude de cas générale », élude-t-il, en soulignant que l’entreprise utilise beaucoup d’exemples de ce type devant ses clients et a toujours strictement respecté la loi.
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« Si l’un de nos deep avatars discute avec vous, vous serez certain qu’il s’agit d’une vraie personne »
L’exemple de la campagne de dénigrement du CICR n’est qu’un échantillon de ce que l’entreprise se vante de pouvoir offrir à ses clients. Lors de ses rendez-vous enregistrés avec les journalistes du consortium, Royi Burstien insiste beaucoup sur l’efficacité de ce qu’il appelle des « campagnes non attribuées », comprenez des campagnes impossibles à relier ni au client ni à l’entreprise d’influence. Une manière de propager discrètement les récits souhaités par le commanditaire, à qui l’on garantit de rester invisible. Il donne ainsi l’exemple, sans la nommer, d’une ONG créée pour un gouvernement africain, qui serait en fait contrôlée par Percepto International afin de promouvoir des idées défendues par ce gouvernement, sans que ses salariés ne le sachent. Ou d’une agence de presse inventée de toutes pièces pour soutenir un candidat à une élection présidentielle, dans l’ignorance totale des journalistes y travaillant. Des informations que nous n’avons pas pu vérifier mais qui témoignent néanmoins de l’inventivité des « maîtres de la perception ».
L’entreprise ne manquant pas d’imagination, elle a aussi développé ce qu’elle appelle des « deeps avatars », « des entités en ligne qui ont l’air réelles. Si l’un de nos deep avatars discute avec vous, vous serez certain qu’il s’agit d’une vraie personne », assure Royi Burstien. D’après nos informations, recoupées par des vérifications techniques, deux d’entre eux, au moins, se présenteraient comme des jeunes femmes, journalistes d’investigation. La première, queue de cheval blonde et lunettes de soleil sur sa photo de profil, s’appelle Chloé Boyer. La seconde se nomme Anita Pettit, dispose de comptes Twitter et Facebook. Elle y partage des articles de la presse internationale, comme Le Monde, la BBC ou encore Jeune Afrique, principalement autour de l’actualité du continent africain, mais pas uniquement. Anita Pettit fait surtout la promotion de ses propres articles, publiés sur son blog « Pour la vérité ». Elle raconte même dans un post avoir été la cible d’une attaque informatique en 2020, après avoir écrit sur des responsables politiques burkinabès. L’avatar aurait donc berné jusqu’à ses adversaires. Et même si l’entreprise nie être derrière ce faux compte, Lior Chorev l’assume en interview, « notre business consiste à créer des outils créatifs ». Et tant pis pour la vérité, n’en déplaise à Anita Pettit.