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Pegasus au Rwanda : opposants, adversaires et cadres du parti présidentiel sur la liste du logiciel espion
L’accès à une liste de numéros de téléphones séléctionnées pour un ciblage potentiel avec le spyware Pegasus révèle comment le régime du président Paul Kagame aurait utilisé le logiciel espion pour traquer ses opposants politiques et des membres de son propre parti.
Légende. (Crédit : Nom / Organisation)
Selon des données révélées par Forbidden Stories, Anne Rwigara, la sœur aujourd’hui décédée de la candidate présidentielle Diane Rwigara, aurait été séléctionnée comme cible du logiciel espion Pegasus en février 2019
- Parmi les autres cibles potentielles de Pegasus figurent plusieurs anciens ministres, dont l’ex-ministre de la justice Tharcisse Karugarama
- Plusieurs sources confirment que l’accès du Rwanda à Pegasus a été révoqué en 2021
Par Phineas Rueckert avec Karine Pfenniger et Florian Reynaud (Le Monde)
28 mai 2024
Avec Omer Benjakob (Haaretz) et Samuel Baker Byansi (M28 Investigates)
Aucun membre de sa famille ne s’attendait au décès d’Anne Rwigara, le 28 décembre 2023 en Californie. À 41 ans, la sœur de Diane Rwigara, figure de l’opposition rwandaise qui avait été candidate aux élections présidentielles, ne souffrait d’aucun problème de santé particulier, mais s’était récemment plainte de maux d’estomac auprès de ses proches.
Morts brutales, longs séjours en prison… Les vies de la famille Rwigara ont été jalonnées de tragédies. En 2015, Assinapol, le père, perdait la vie dans un mystérieux accident de voiture. Cet homme d’affaires a financé durant de nombreuses années le Front patriotique rwandais (FPR), le parti de Paul Kagame, qui dirige le pays d’une main de fer depuis plus de 20 ans. Deux ans plus tard, alors que Diane cherchait à se présenter à l’élection présidentielle, des photos d’elle nue ont circulé après l’annonce de sa candidature – dont elle a été interdite par la Commission électorale en 2017. Sa mère, Adeline, et elle ont été accusées de fraude et d’incitation à l’insurrection, ce qui leur a valu d’être emprisonnées pendant plus d’un an.
Diane et Adeline ont été acquittées en décembre 2018. Mais l’État rwandais n’a pas perdu de vue la famille Rwigara pour autant. En février 2019, un numéro de téléphone appartenant à Anne est venu s’ajouter à une liste de cibles du logiciel espion Pegasus. Cet outil, commercialisé par la société israélienne NSO Group, permet à des services de renseignement nationaux d’infiltrer des téléphones subrepticement et à distance, à l’insu de leurs utilisateurs.
Forbidden Stories n’a pas pu effectuer d’analyses criminalistiques de l’appareil et, par conséquent, s’assurer qu’il avait bel et bien été infecté. Il reste que l’ajout du numéro de téléphone d’Anne, confirmé par plusieurs sources, à une liste de cibles potentielles de Pegasus laisse penser qu’elle présentait un intérêt pour un client basé au Rwanda et utilisant le logiciel espion.
« Dans de nombreux cas examinés pour l’affaire Pegasus, nous avons constaté un mélange, en termes de cibles, d’alliés et d’opposants »
Une surveillance généralisée, jusqu’à l’intérieur du parti présidentiel
Anne, décédée en décembre 2023, faisait partie de la douzaine – au moins – de figures politiques rwandaises et de membres de leur famille dont le numéro de téléphone était visé par Pegasus, comme l’a découvert Forbidden Stories dans le cadre du projet « Rwanda Classified », coordonné par l’organisation et publié conjointement par 17 médias.
Poursuivant le travail du journaliste décédé John Williams Ntwali, qui avait enquêté sur la mort d’Assinapol Rwigara avant de perdre lui-même la vie en janvier 2023, Forbidden Stories et ses partenaires ont passé des mois à éplucher des éléments jusqu’alors non exploités du « Projet Pegasus », révélé en 2021. Selon ces informations, le régime de Paul Kagame aurait cherché régulièrement à surveiller des cibles de premier plan, et ce, même au sein de son propre parti politique.
Par respect pour la vie privée des victimes, Forbidden Stories a choisi de ne nommer que les personnalités publiques séléctionnés comme cible du logiciel Pegasus ayant été ou étant toujours en fonction. Parmi elles, Tharcisse Karugarama, ancien ministre de la justice du Rwanda, visé en octobre 2017. Un numéro de téléphone appartenant à l’ex-ministre des Infrastructures James Musoni a été sélectionné pour être surveillé à la suite d’allégations de corruption qui conduiront à son départ du gouvernement en avril 2018. James Musoni est l’actuel ambassadeur du Rwanda au Zimbabwe. Au moins deux numéros de téléphone appartenant au professeur Nshuti Manasseh, actuel conseiller senior au bureau de la présidence chargé des missions spéciales, ont subi le même sort en 2018. James Musoni et Nshuti Manasseh n’ont pas donné suite à nos demandes réitérées de commentaire.
Forbidden Stories n’a pu ni établir pourquoi ces personnes étaient visées ni accéder à leurs téléphones pour mener une analyse criminalistique. James Musoni et Nshuti Manasseh sont tous les deux liés à Crystal Ventures, une société d’investissement gérée par le RPF, dont on estime qu’elle aurait contrôlé près de 500 millions de dollars d’actifs dans le pays en 2012. Nshuti Manasseh en était le président du conseil d’administration jusqu’en 2013. Selon plusieurs médias, James Musoni était également impliqué dans l’entreprise, dont il était, selon certaines sources, le « chef de facto ».
Tharcisse Karugarama, ancien ministre de la justice, a été démis de ses fonctions en 2013, vraisemblablement après que des journalistes étrangers aient révélé qu’il avait contesté la décision de Paul Kagame de se représenter pour un troisième mandat.
« Dans de nombreux cas examinés pour l’affaire Pegasus, nous avons constaté un mélange, en termes de cibles, d’alliés et d’opposants », note John Scott-Railton, chercheur au Citizen Lab de l’université de Toronto. « Et cela ne me surprend pas : il pourrait tout à fait exister une dynamique dans laquelle des personnes considérées comme des alliés et d’autres dont la viabilité et la fiabilité politiques comptent feraient l’objet d’une surveillance autant que des gens perçus comme des ennemis et des opposants. »
« Souvent, un logiciel espion sert à découvrir le lieu de résidence d’une personne [...] À terme, cela peut conduire à une agression physique, voire à un assassinat. »
Pegasus « n’a pas eu de clients actifs au Rwanda depuis 2021 »
L’utilisation supposée d’un logiciel espion par le Rwanda pour traquer les dissidents ne s’est pas arrêtée aux frontières du pays. En 2021, le « Projet Pegasus » a révélé que le téléphone de Carine Kanimba, la fille du défenseur des droits de l’homme Paul Rusesabagina, avait été infecté par Pegasus alors qu’elle était exilée en Belgique. Des enquêtes menées auparavant par le Financial Times avaient documenté l’utilisation du logiciel espion contre des opposants en Belgique, au Royaume-Uni et en Afrique du Sud.
Parmi les autres cibles potentielles révélées à l’époque figurait Gatera Gashabana, un avocat représentant la famille Rwigara, ainsi qu’un journaliste ayant couvert les poursuites contre Diane et sa mère Adeline.
Grady Vaughan, chercheur à l’ONG Freedom House, qui a étudié la répression transnationale menée par le Rwanda, explique que ce mode de surveillance est typique des régimes autoritaires. « Souvent, un logiciel espion sert à découvrir le lieu de résidence d’une personne – ce qui permet, par la suite, de harceler les membres de sa famille », dit-il. « À terme, cela peut conduire à une agression physique, voire à un assassinat. »
Le Rwanda, pour sa part, a officiellement démenti utiliser Pegasus. Mais de nombreuses sources issues du renseignement israélien ont confirmé à Haaretz, partenaire de Forbidden Stories, que le pays avait signé un contrat autour de 2017, avec la participation d’un officier de police rwandais. Selon ces sources, le contrat est soit arrivé à échéance, soit n’a pas été renouvelé en 2021 (un porte-parole du gouvernement rwandais n’a pas souhaité répondre aux questions envoyées par le consortium. La Police nationale rwandaise n’a pas donné suite à nos demandes de commentaire).
Dans un email, NSO Group, qui commercialise Pegasus, insiste sur le fait que sa technologie n’est destinée « qu’à des agences de renseignement et des organismes de maintien de l’ordre reconnus » pour une utilisation visant à « prévenir les attaques criminelles et terroristes ». Alors que NSO ne peut ni confirmer ni infirmer des clients spécifiques, un porte-parole a ajouté : « Nous souhaitons souligner que NSO n’a pas eu de clients actifs au Rwanda depuis 2021. »
John Scott-Railton, de Citizen Lab, qui a décelé pour la première fois une activité liée à Pegasus au Rwanda en juin 2017, a confirmé que l’ONG n’avait pas noté d’utilisation récente. « Nous n’avons aucune preuve montrant que le Rwanda est un client actuel », a-t-il précisé.
Entretemps, le Rwanda se prépare à l’élection présidentielle du 15 juillet. Paul Kagame est donné largement favori.
Alors que les causes de la mort de sa sœur demeurent mystérieuses, Diane Rwigara a annoncé, le 8 mai dernier sur X (ex-Twitter), qu’elle comptait se présenter contre Paul Kagame aux prochaines élections. « Un nouveau chapitre s’ouvre aujourd’hui pour le Rwanda. Ensemble, nous allons écrire l’histoire ! Rejoignez-moi dans ma course à la présidentielle », peut-on lire dans son post.