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Les sociétés écran de l’État de Mexico
En août 2021, la journaliste mexicaine Maria Teresa Montaño Delgado est enlevée alors qu’elle enquêtait sur la corruption dans l’État de Mexico. À ses côtés, un consortium formé par Forbidden Stories a mené à bien son enquête, révélant la signature de dizaines de contrats d’une valeur de près de 280 millions d’euros via des contrats publics avec des sociétés écran.
Par Aïda Delpuech
Avec Mariana Abreu.
Traduit par Gregor Thompson avec Mariana Abreu.
Contributeurs : Maria Teresa Montaño Delgado (The Observer), Lilia Saúl Rodriguez (OCCRP), Nina Lakhani (Guardian US), Paloma Dupont de Dinechin, Sofía Álvarez Jurado, et Karine Pfenniger
La voix encore tremblante, Maria Teresa Montaño Delgado raconte l’événement qui a récemment bousculé le cours de sa vie. « C’était une fin d’après-midi, en plein mois d’août 2021 », se souvient-elle. Alors qu’elle sort d’un rendez-vous médical, cette journaliste installée à Toluca, la capitale de l’État de México (Edomex), arrête un taxi pour rentrer chez elle. À l’intérieur, elle est assaillie par trois hommes qui lui bandent les yeux et la ligotent. Ils la menacent d’une arme tout en lui lançant : « tu sais très bien de quoi il s’agit ». Direction ensuite son domicile, dont ils connaissent déjà l’adresse.
« Ils me demandaient sans cesse “tu es journaliste ? pour quel média travailles-tu ?” », se souvient-elle. Malgré sa peur, elle nie en bloc : « si j’admettais que j’étais journaliste, j’étais persuadée qu’ils me tueraient ».
Une fois arrivés chez elle, ses ravisseurs lui interdisent d’entrer et s’emparent de tout son matériel de travail – ordinateur, enregistreur vocal, appareil photo, tablettes, carnets de notes, documents qu’elle archivait depuis plusieurs années – ainsi que de sa voiture. Après plusieurs heures de supplice, la journaliste est miraculeusement libérée : « C’était horrible, j’ai cru qu’ils allaient me tirer dessus. J’ai mentalement dit adieu à la vie, adieu à mes enfants », relate-t-elle, encore bouleversée.
Quelques mois avant cet enlèvement, Maria Teresa Montaño – fondatrice et rédactrice en chef du site d’investigation mexicain The Observer – avait commencé à enquêter de près sur les contrats publics de l’État de Mexico (Edomex), poumon économique du pays. Elle remarque alors que plusieurs contractants se trouvent à des centaines de kilomètres de l’État de Mexico et que les contrats présentent certaines irrégularités. Soupçonnant ces entreprises d’être des sociétés « de façade », créées pour détourner de l’argent public via des contrats fictifs, elle commence à sillonner le pays pour vérifier leur existence et la nature de leurs activités quelques mois seulement après son enlèvement.
Mais la journaliste qui vit désormais sous escorte redouble de vigilance. Pour protéger son enquête, elle entre en contact avec Forbidden Stories dont le Safebox permet aux journalistes menacés de mettre à l’abri leurs informations sensibles.
À ses côtés, un consortium composé du Guardian, de l’OCCRP et de Forbidden Stories s’est formé pour l’aider à mener à bien son travail, malgré les menaces. Documents, interviews et déplacements à l’appui, notre investigation révèle, après plusieurs mois d’enquête, que l’État de Mexico a engagé entre 2018 et 2022 au moins 15 sociétés écran, via 40 contrats d’une valeur de plus de 5 milliards de pesos, soit près de 280 millions d’euros. Certains de ces contrats impliquent des hauts représentants du PRI, le parti politique qui règne sur l’État de Mexico depuis près d’un siècle, ainsi que des noms déjà liés à d’autres grandes affaires de corruption.
Une journaliste dans une mer de requins
Avec son regard doux et sa voix tremblante, il est difficile d’imaginer que Maria Teresa Montaño est l’une des journalistes les plus redoutées par la classe politique de sa ville, Toluca, et de tout l’État de Mexico.
Situé au centre du pays, tout près de la capitale Mexico, cet État de 17 millions d’habitants est la deuxième économie du pays en termes de PIB. C’est aussi l’un des derniers bastions du Partido Revolucionario Institucional – le PRI – parti politique qui le gouverne depuis 1929 et qualifié de « dictature parfaite » par Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature.
Le 4 juin 2023, des élections locales décisives auront lieu au sein de cet État et pourraient mettre fin au règne du PRI. Un scrutin par ailleurs central, car il pourrait fortement influencer l’issue des élections présidentielles qui auront lieu en 2024. « L’État de Mexico a une forte valeur symbolique et politique pour le PRI et l’opposition », commente Rogelio Hernández, chercheur en sciences politiques au Colegio de México.
Dans l’État de Mexico, « une grande partie de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et l’argent public est détourné via des sociétés fantômes ou des contrats irréguliers (…) C’est une mafia », commente la journaliste. Depuis de nombreuses années, elle s’échine à dénoncer cette corruption via ses enquêtes.
Maria Teresa Montaño Delgado raconte avoir été licenciée à cause de son travail « dérangeant » (Crédits : Ginette Riquelme/ The Guardian )
En 2021, elle soupçonne l’existence d’un réseau de corruption, formé pour financer la campagne politique actuelle. Pour le prouver, elle télécharge et analyse plusieurs mois durant plus de 200 contrats signés par l’État de Mexico entre 2018 et 2022, et accessibles depuis la plateforme IPOMEX, initialement créée dans un souci de transparence.
L’intuition de la journaliste est simple et s’inspire d’un schéma déjà révélé par des enquêtes réalisées dans d’autres Etats mexicains. Elle est convaincue que certaines de ces sociétés sont des entreprises fantômes, existant sur le papier mais sans activité réelle ni employés. Pour le démontrer elle décide de sillonner le pays et de se rendre aux adresses indiquées dans les contrats pour s’assurer de leur existence. « Je trouvais étrange que l’État de Mexico, le plus industrialisé du Mexique, fasse appel à des entreprises situées à l’autre bout du pays (…) J’ai découvert que beaucoup de ces sociétés ont des sièges fictifs », explique-t-elle.
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22 000 grills électriques pour des soins du visage
Entre 2021 et 2022, Sevacom, une société de nettoyage, remporte douze contrats publics, pour un total de plus de 4 millions d’euros, avec pour mission d’organiser des ateliers de « maquillage », de « soins faciaux », de « couture », de « décoration de ballons » dans l’État de Mexico. L’entreprise est pourtant domiciliée, d’après les contrats, à Guadalupe, dans l’État du Nuevo León, à 900 kilomètres de l’État de Mexico.
« Il est très étrange de faire appel à une entreprise basée aussi loin, étant donné que ce genre de produits peuvent facilement se trouver ici », commente Maria Teresa Montaño Delgado. Guidée par le soupçon, la journaliste se rend sur les lieux pour voir à quoi ressemblent les bureaux de cette société.
Arrivée à l’adresse indiquée sur les contrats, elle découvre une modeste échoppe à la devanture bleue, vendant des produits de nettoyage en vrac, contrastant avec les millions d’euros en jeu dans les contrats. D’après son site web, créé un mois après la signature des contrats, la société se décrit comme étant une entreprise « présente sur le marché national » et proposant plus de 8 000 produits d’entretien.
Interpelée par la journaliste, la propriétaire de la boutique nie avoir signé tout contrat avec l’État de Mexico. En réponse aux sollicitations de Forbidden Stories, l’Etat de Mexico a fourni de nombreux dossiers, comprenant images et certificats, dont aucun n’apporte une preuve solide des services rendus.
Autre élément suspect : la raison sociale de l’entreprise, spécialisée dans la « vente de produits de nettoyage » ne correspond nullement aux termes du contrat, dont les services sont enregistrés sous l’expression générique « d’aide et coopération ». Celui-ci fait aussi état de commandes absurdes telle que celle de 22 000 « grills électriques » pour un atelier de soins du visage. Forbidden Stories et ses partenaires n’ont par ailleurs trouvé aucune trace en ligne de ces ateliers mentionnés dans les contrats et Sevacom n’a pas répondu aux mails, appels ou messages WhatsApp qui lui ont été adressés.
Ce n’est pas tout. Notre enquête révèle aussi que des figures majeures du PRI de l’État de Mexico, le parti au pouvoir, sont impliquées dans ces contrats : deux de ces douze marchés ont été délivrés par le Secrétariat au développement social de l’État de Mexico, structure publique qui a pour mission de lutter contre la pauvreté et de réduire les inégalités.
Aux dates de signature de ces contrats, cette institution était dirigée par Eric Sevilla Montes de Oca – actuel président de ce parti dans l’Edomex – puis par Alejandra del Moral, candidate aux prochaines élections locales de juin 2023 et ex-présidente du PRI dans l’État de Mexico. Contactés par Forbidden Stories, ils n’ont pas donné suite à nos sollicitations.
Des contrats gonflés
Si certaines sociétés écran ont pour méthode de se faire attribuer une multitude de petits contrats qui, réunis, constituent une somme importante, d’autres, identifiées par Maria Teresa Montaño Delgado, ont remporté des marchés à des chiffres vertigineux.
C’est le cas de l’entreprise Instituto C&A Intelligent, S.C., qui remporte entre 2018 et 2019, aux côtés de Fixs Business SA de CV, sa partenaire, six contrats d’un total de près de deux milliards de pesos, soit plus de 110 millions d’euros. Ces deux entreprises, supposément spécialisées en ressources humaines, sont chargées d’effectuer la sélection, le recrutement et la gestion du personnel, ainsi que de conduire des audits de sécurité numérique.
« Voilà, c’est ici que sont censés être installés les bureaux de l’entreprise Instituto C&A Intelligent, S.C., comme décrit sur les contrats », rapporte Maria Teresa Montaño Delgado dans une vidéo datant du mois d’avril 2022. La journaliste s’est rendue dans la ville côtière de Coatzacoalcos, au sud-est du pays, pour vérifier l’existence de cette structure.
On reste en contact ?
Sur place, elle découvre une devanture orange délabrée, fermée par des grilles rouillées qui semblent ne pas avoir été ouvertes depuis longtemps. Interrogée, une femme habitant au deuxième étage de ce même bâtiment affirme que la dernière entreprise à occuper ces lieux est partie il y a au moins deux ans. Le reste du quartier est à l’image de cette façade, désert et abandonné. Le domaine de l’adresse mail de cette supposée société est par ailleurs introuvable; nous avons aussi tenté de la contacter, sans succès.
Sollicité par Forbidden Stories, Edomex a fourni des photos d’un siège différent avec le logo de l’entreprise et une adresse à Toluca dans l’Etat de Mexico, où des journalistes du consortium se sont rendus. D’après le voisinage, une camionnette est passée mi-mai pour remettre un panneau avec le logo sur la façade. Pour autant, précise un voisin, « on ne voit jamais personne entrer ou sortir ». Les derniers bureaux se seraient vidés « avant la pandémie ».
Fixs Business, partenaire d’Instituto C&A Intelligent dans trois des contrats, semble cependant avoir une existence bien réelle, avec des bureaux situés dans la ville de Puebla, auxquels Maria Teresa Montaño a également rendu visite. « Ce scénario est assez fréquent dans les cas de corruption et de détournement d’argent : les services sont fournis par une entreprise légale, et l’argent est détourné par une autre entreprise », commente Muna Dora Buchahin Abulhosn, anciennement directrice générale au sein de la Auditoría Superior de la Federación (ASF), agence de lutte contre la fraude fiscale au Mexique.
L’opération serait donc toute simple : Fixs Business, entreprise bien réelle, aurait servi de caution à Instituto C&A Intelligent, S.C., inexistante, pour détourner une partie ou la totalité de la somme vertigineuse en jeu. Sollicitées par Forbidden Stories, les deux sociétés n’ont pas répondu aux mails qui leur ont été envoyés.
Une autre société, Zumby Servicios Profesionales dont il est difficile de prouver l’activité a signé au moins quatre contrats d’une valeur totale de plus de 2 milliards de pesos (plus de 120 millions d’euros) avec l’Etat de Mexico. A l’instar d’une grande partie des contrats suspects analysés par le consortium, trois de ces contrats ont été signés en fin d’année calendaire, les 30 ou 31 décembre, période de fêtes et de vacances pendant laquelle les institutions publiques sont quasiment à l’arrêt. En réponse aux sollicitations de Forbidden Stories, le Secrétariat des finances, organe chargé des marchés publics, justifie que l’administration ne connaît pas de périodes « bloquées », pour « satisfaire aux besoins de la population de façon continue ».
Pour prouver l’existence et l’activité de Zumby, l’Etat de Mexico a notamment fourni les photos d’un bureau installé dans un espace de coworking mais l’entreprise y était impossible à joindre. Les photos du domicile fiscal de l’entreprise, également transmises par EdoMex, ne correspondent pas aux bureaux visités par un membre du consortium à la même adresse.
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Une « escroquerie magistrale » persistante
En 2017, une enquête retentissante dévoilant un vaste réseau de corruption ayant permis au gouvernement fédéral mexicain de détourner des centaines de millions de dollars via une centaine de sociétés écran faisait la une des journaux mexicains. Cette investigation est désormais connue sous le nom d’Estafa Maestra, « l’escroquerie magistrale ».
« Il s’agissait d’un réseau de pouvoir structuré composé de hauts fonctionnaires (…) qui simulent des services pour lesquels ils reçoivent des paiements », explique Muna Dora Buchahin Abulhosn, dont l’agence est à l’origine de ces révélations.
Malgré le scandale, elle affirme que ce « modus operandi » se poursuit encore aujourd’hui en toute impunité, l’enquête de Maria Teresa Montaño en étant la preuve. « Le procureur général de la République n’a pas fait son travail et personne n’est emprisonné pour ces irrégularités (…) De nombreuses entreprises continuent d’être embauchées par l’intermédiaire des universités, des États », ajoute-t-elle. Elle dénonce également le nombre trop faible d’audits dont a fait l’objet l’Etat de Mexico.
Le Gouvernement de l’État de Mexico, instance qui supervise toutes les administrations publiques, affirme quant à lui que tous les contrats que nous lui avons soumis en question ont été attribués dans les règles. De son côté, le Secrétariat des finances – seul organe en charge de l’achat de matériel et de services pour l’ensemble des administrations publiques – assure que ces contrats ont été établis en toute transparence via des appels d’offres et le respect de la réglementation en vigueur. Il explique également que les appels d’offres sont effectués à échelle nationale pour justifier la localisation éloignée des entreprises.
À l’issue de cette enquête, qui aura duré plus de deux ans et gravement affecté sa vie personnelle et professionnelle, Maria Teresa Montaño est mitigée : « j’aurais pu dénoncer beaucoup plus de choses, beaucoup plus d’entreprises fictives, si tout mon matériel de travail n’avait pas été volé », déplore-t-elle. « Il me paraît si injuste que l’on vole des ressources qui sont censées servir à tout le monde. Le dénoncer, c’est ma manière de rendre ce monde meilleur », ajoute-t-elle.
Aujourd’hui, l’enquête censée élucider son enlèvement est au point mort et bien qu’elle ait insisté auprès des autorités, la journaliste ne dispose à ce jour d’aucune nouvelle quant à l’évolution de son dossier. Pour Sara Brimbeuf, responsable de la Grande corruption et des flux financiers illicites chez Transparency International France, « cette affaire illustre l’omniprésence de la corruption au Mexique. Avec un score de 31 qui stagne depuis 3 ans, le Mexique est classé 126e sur 180 pays à notre Indice de Perception de la Corruption. » Comme pour les cas de corruption déjà dénoncés dans le pays, l’impunité règne en maître. « Tout le monde sait et personne ne fait rien. L’État de Mexico est le plus corrompu du pays, c’est ici qu’ils prennent l’argent pour le distribuer aux autres », conclut Muna Buchahin.
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