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La villa, le businessman et les millions volés : de la Côte d’Azur au Luxembourg, révélations sur des biens mal acquis azerbaïdjanais
Une villa sur la Côte d’Azur, des montages opaques au Luxembourg, une notaire du Grand-Duché tombée en disgrâce et l’ombre de Khagani Bashirov, un homme d’affaires franco-azerbaïdjanais soupçonné d’avoir détourné des millions d’euros. C’est ce que nous avons découvert en terminant l’enquête d’un journaliste azerbaïdjanais emprisonné.
- Derrière une villa sur la Côte d’Azur estimée à 5,8 millions d’euros, nous avons découvert un montage en forme de poupée russe passant par le Luxembourg et des sociétés citées dans les Panama Papers.
- Nous révélons l’identité des anciens propriétaires de la villa : c’est un fonctionnaire azerbaïdjanais et sa femme, une “amoureuse de la France”, décorée de la Légion d’honneur et des Palmes académiques.
- Khagani Bashirov, un homme d’affaires franco-azerbaïdjanais, inculpé au Luxembourg pour blanchiment d’argent, a un temps été en affaires avec le fonctionnaire propriétaire de la villa, via une société censée avoir des activités dans le coton.
- En 2019, la villa a été rachetée par une société monégasque. Son propriétaire est désormais le frère du conseiller économique du président de la république d'Azerbaïdjan, Ilham Aliyev.
Par Eloïse Layan et Youssr Youssef
8 Novembre 2024
Leyla Mustafayeva (Abzas Media), Karina Chabour (France 24), Roméo Langlois (France 24), Sebastian Seibt (France 24), Pierre Sorlut (d’Lëtzebuerger Land), James Dowsett (OCCRP) et Kelly Bloss (OCCRP) ont contribué à cet article
Depuis la terrasse de la Villa Santa Monica, la vue plongeante sur la rade du Cap Ferrat et les eaux bleues de la Méditerranée est imprenable. Le quartier est l’un des plus réputés de Villefranche-sur-Mer. À quelques mètres à peine, l’une des bâtisses les plus célèbres de la Côte d’Azur, l’ancienne demeure du roi Léopold II de Belgique.
C’est ici qu’un couple d’Azerbaïdjanais s’offre en 2008 la Villa Santa Monica, estimée à 5,8 millions d’euros et couverte de bougainvilliers au rose éclatant.
La villa Santa Monica en 2004, quelques années avant d’être revendue à Panah Jahangirov et Reyhan Huseynova © Manfred Ramin
Lui s’appelle Panah Jahangirov. Un homme réservé selon un architecte qui l’a côtoyé, un fonctionnaire affecté pendant la décennie 2010 à l’administration du président azerbaïdjanais Ilham Aliyev. Sa femme, Reyhan Huseynova, est quant à elle une universitaire rayonnante. Sur ses réseaux sociaux, elle partage des photos de ses conférences en Finlande ou à Dubaï. Elle fait partie de l’élite azerbaïdjanaise : son père, Kamran Huseynov aurait été « une personnalité rare » selon l’ancien président Heydar Aliyev. Sa sœur est une députée affiliée au parti présidentiel. Reyhan est aussi francophile. Proche des cercles français, elle a été décorée de la Légion d’honneur en 2016 pour son rôle au sein de la Société d’Amitié « Azerbaïdjan-France », ainsi que des Palmes académiques pour les échanges universitaires qu’elle organise en France pour ses étudiants. En 2015, un groupe d’écrivains et journalistes français, dont Michka Assayas, ou Natacha Wolinski, l’ont rencontrée lors d’un voyage à Bakou. L’un des participants à ce voyage nous l’a décrite comme « une amoureuse de la France » capable de réciter des poèmes français en soirée. Reyhan Huseynova et son mari sont, selon plusieurs de leurs proches, des gens « tout à fait respectables ».
Panah Jahangirov lors d’une conférence sur l’extrémisme religieux. Il a notamment occupé le poste de fonctionnaire au département des relations inter-ethniques, du multi-culturalisme et des affaires religieuses de l’Administrations présidentielle. © Capture d’écran Youtube, CBC FM Azerbaïdjan
Mais en 2023, le couple Jahangirov et leur villa suscitent l’intérêt d’un journaliste du média indépendant azerbaïdjanais, Abzas Media. Il ne pourra pas aller au bout de son enquête. Fin 2023, il est arrêté, comme cinq autres membres du journal.
Six membres du média indépendant Abzas sont toujours derrière les barreaux.
Dans ce nouveau volet du projet The Baku Connection, Forbidden Stories a poursuivi leur travail avec Abzas Media, France 24, D’Lëtzebuerger Land et l’OCCRP.
Corruption, pollution, droits de l’homme… Ils étaient parmi les derniers dans le pays à enquêter sur les dérives du puissant régime Aliyev.
Les investigations sur l’élite au pouvoir et ses malversations sont le quotidien des journalistes d’Abzas : « Nous sommes un média anti-corruption » explique la rédactrice en chef, Leyla Mustafayeva, exilée en Europe. « Nous enquêtons sur des affaires qui impliquent généralement la famille du président Aliyev, et son cercle proche Des affaires de corruption, avec des comptes en banque à l’étranger, des sociétés cachées, de l’argent volé à l’Azerbaïdjan dépensé en yachts, en villas, parfois dans les pays du Golfe, parfois en Europe ».
Riche en gaz et en pétrole, cette république du Caucase regorge aussi de scandales. En 2010, le pays découvrait que le fils du président Aliyev, alors âgé de 11 ans, possédait neuf villas pour une valeur d’environ 30 millions d’euros à Dubaï. En 2021, les Pandora Papers révélaient l’existence de dizaines de sociétés offshores détenues par la famille Aliyev et leurs associés, ainsi que des biens en Angleterre évalués à près de 600 millions d’euros.
« Les dirigeants et employés d’Abzas Media ont été arrêtés pour leur enquête sur la corruption », indique la bannière Facebook du média avec les portraits, de gauche à droite, Elnara Gasimova, Mahammad Kekalov, Hafiz Babali, Ulvi Hasanli, Nargiz Absalamova et Sevinc Vaqifqizi
La villa mystère
L’histoire de la Villa Santa Monica, nous l’avons découverte dans la messagerie du Safebox Network, l’outil développé par Forbidden Stories pour protéger le travail des journalistes menacés. Le brouillon d’une enquête y a été déposé par l’équipe d’Abzas. Mais comme il nous était impossible de communiquer avec les journalistes emprisonnés sans les mettre en danger, difficile de savoir précisément pourquoi l’un des journalistes d’Abzas Media s’intéressait tant à cette villa du Sud de la France.
Était-ce à cause du profil de son propriétaire, un fonctionnaire capable de se payer une villa à plusieurs millions d’euros sur la Côte d’Azur ? Ou bien en raison de la présence dans ce dossier de Khagani Bashirov, un sulfureux homme d’affaires azerbaïdjanais, aussi titulaire d’un passeport français, dont le nom revient régulièrement dans des affaires de détournement de fonds ?
Grâce aux informations partagées, nous avons pu reprendre le fil de cette enquête et la publier, alors que Bakou s’apprête à accueillir le monde entier dès le 11 novembre 2024 pour la COP 29, tout en muselant les voix critiques en totale impunité.
« A priori si un résident de l’Azerbaïdjan veut acquérir un bien immobilier en France, il n’y a pas de raison de constituer une société au Luxembourg, à moins de vouloir cacher autre chose. »
Sur l’acte de vente de la villa Santa Monica, signé en 2008, les noms de Panah Jahangirov et Reyhan Huseynova n’apparaissent pas. Pour cause : la villa est détenue par le biais d’une cascade de sociétés anonymes luxembourgeoises. Parmi celles-ci, Lannage S.A. Cette dernière était administrée par Jean Bodoni, alors dirigeant d’Experta, une filiale de la Banque Internationale à Luxembourg (Dexia BIL). « A priori si un résident de l’Azerbaïdjan veut acquérir un bien immobilier en France, il n’y a pas de raison de constituer une société au Luxembourg, à moins de vouloir cacher autre chose, comme son identité ou dans le contexte d’une planification successorale, c’est clair » admet-il lors d’une conversation téléphonique. Que voulait donc dissimuler le couple Jahangirov ? L’identité des propriétaires réels de la villa ? Ou bien l’origine des fonds ayant permis de l’acheter ?
Aujourd’hui âgé de soixante-quinze ans, Jean Bodoni déclare ne pas se souvenir de clients azéris, encore moins de la société anonyme créée pour l’achat de la villa, car des sociétés de ce type, il en a constitué à un niveau industriel : « des milliers » selon ses propres dires.
Jean Bodoni connaît bien le monde de la finance offshore. Son nom apparaît d’ailleurs dans des centaines de mails et de documents issus des Panama Papers, dévoilés par le Consortium International des Journalistes d’Investigation (ICIJ) en 2016. Le cabinet panaméen Mossack Fonseca, à l’origine de la gigantesque fuite de données, a constitué plus de 1500 sociétés offshore pour Experta, qu’il qualifie de « client numéro 1 ». Quand nous évoquons ces pratiques, Jean Bodoni rétorque qu’en ces années-là, il agissait en conformité avec la loi. Il garde d’ailleurs même une certaine nostalgie de cette « belle époque », où les clients étaient « riches », et où « on s’amusait bien (…) et faisait de bonnes affaires » ; « une époque qui ne fut pas tout à fait innocente, je suis d’accord, mais après coup ».
Les sociétés derrière l’achat de la villa Santa Monica par le couple Jahangirov-Huseynova. © Schéma Forbidden Stories, avec des données issues de l’ICIJ (International Consortium of Investigative Journalists)
Sans trace des acheteurs réels dans les documents officiels, nous nous sommes adressés à l’ancien propriétaire de la villa Santa Monica, Manfred Ramin. Joint par nos confrères de France 24, ce chef d’orchestre retraité de 84 ans se souvient très bien du couple Jahangirov, qu’il avait rencontré avant de conclure la vente. « Ils nous ont vraiment plus, surtout que la femme (Reyhan Huseynova, NDLR) était très versée dans la musique, ça l’a réjouie de voir le piano à queue à la maison (…) C’est notre voisin Eldar Garibov qui nous a mis en relation ». Eldar Garibov est loin d’être un inconnu. Il est à la tête d’Unibank, une des plus grandes banques privées d’Azerbaïdjan. En 2015, un an avant Reyhan Huseynova, il a lui aussi reçu la Légion d’honneur, des mains de l’ambassadeur de France en Azerbaïdjan. Eldar Garibov ne s’est pas contenté d’aider le couple Jahangirov à se loger sur la Riviera. Il aurait aussi fait venir à Villefranche-sur-Mer un des actionnaires de sa banque, l’homme d’affaires Baylar Mammadov, proche de la famille du président Aliyev, propriétaire d’une villa achetée 5,2 millions d’euros en 2009.
Photo de Villefranche-sur-Mer postée par Reyhan Huseynova sur son Facebook
Le « système Bashirov »
La Côte d’Azur attire l’élite azerbaïdjanaise. À commencer par le président lui-même. Ilham Aliyev et ses proches ont régulièrement navigué sur la Riviera, entre Cannes et Saint-Tropez à bord de yachts à 25 millions d’euros, salon en cuir et baignoire en marbre blanc, selon une enquête de l’OCCRP. Sa propre sœur possède deux villas à Saint Tropez : la première dotée d’une piscine et de quinze chambres, estimée à 5,2 millions d’euros. La deuxième, achetée via une société au nom charmant, la SCI Joli Sourire, atteint les 15,9 millions selon une enquête du Nouvel Obs.
En comparaison, le profil et le train de vie de Panah Jahangirov sont bien moins ostentatoires. Pour comprendre pourquoi le journaliste d’Abzas s’intéressait tant à lui, nous avons dû retrouver ses associés en affaires. Panah Jahangirov a certes été fonctionnaire au département des relations inter-ethniques, du multi-culturalisme et des affaires religieuses de l’Administrations présidentielle entre 2015 et 2019. Mais il a surtout fait des affaires dans le coton. Ce que confirme l’objet social de Consolidated Equipments, une obscure société luxembourgeoise dont il est l’administrateur. C’est peut-être l’identité du propriétaire de cette société qui a aiguisé la curiosité du journaliste d’Abzas Media.
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À la tête de Consolidated Equipments, un homme de 63 ans, Khaghani Bashirov. Son nom est cité dans plusieurs enquêtes pénales et civiles en Europe. Soupçonné d’avoir détourné plus de cent millions d’euros, il avait été emprisonné en 2010 en Azerbaïdjan (la procédure sera ensuite abandonnée). Au Royaume-Uni, en 2023 il réapparaît dans une enquête de recouvrement de biens par la National Crime Agency. Khagani Bashirov est en effet impliqué dans l’affaire de détournement de fonds de l’International Bank of Azerbaïdjan (l’IBA), la plus grande banque du pays, en grande partie détenue par l’Etat. Le directeur de la banque, Jahangir Hajiyev, est accusé d’avoir détourné au total près de 3 milliards d’euros, il est actuellement incarcéré en Azerbaïdjan.
Selon un document de la National Crime Agency (daté de 2023) que nos confrères de l’OCCRP se sont procuré, Khagani Bashirov aurait « facilité l’extraction de fonds » via de multiples sociétés, et environ 470 comptes en banques. Une villa et des vignes en Sardaigne estimés à 10,7 millions d’euros, un jet privé d’une valeur de plus de 30 millions d’euros, un parcours de golf… Voici un échantillon des biens de M. Hajiyev dont Khagani Bashirov aurait opacifié l’achat, en brouillant les pistes grâce à des montages sophistiqués.
Interview de Khagani Bashirov diffusée en juillet 2023. C’est la « première et dernière » interview qu’il déclare avoir faite © Capture d’écran, Youtube
« Dans toutes ces affaires, disons, louches, les Azerbaïdjanais étaient les seuls au courant. »
Une centaine de sociétés, des dizaines de noms d’administrateurs, une fiduciaire au Luxembourg, voici les rouages du « système Bashirov » que nous avons mis au jour en poursuivant l’enquête du journaliste d’Abzas. Un système qui s’appuie sur des associés parfois bien introduits au sein du Grand-Duché. Parmi les administrateurs de ces sociétés écrans : un ancien haut-fonctionnaire des douanes françaises, Philippe Dauvergne ; ou encore le diplomate luxembourgeois Marc Hübsch. Tandis que ce dernier travaille à l’époque (2014-2016) pour le Ministère des affaires étrangères et européennes luxembourgeois, il est dans le même temps administrateur d’une société de M. Bashirov, Concept.com.
La plupart des administrateurs contactés n’ont pas voulu nous parler – « je ne me rappelle de rien », « foutez-moi la paix » – ou ont nié avoir eu connaissance d’activités de blanchiment. Rencontré par notre partenaire luxembourgeois D’Lëtzebuerger Land, l’ancien directeur financier d’une des fiduciaires de Khagani Bashirov, Jean Riwers, a consenti à nous parler de ce qu’il appelle « les cellules vides », ces sociétés créées par l’homme d’affaires azéri comme autant de coquilles vides pour mener à bien ses affaires : « Il avait la manie de créer des entreprises l’une après l’autre (..), il n’y avait aucune vie là dedans, aucune vie économique ». Il se refuse cependant à parler d’argent : « dans toutes ces affaires, disons, louches, les Azerbaïdjanais étaient les seuls au courant. (..) Mais ce que Bashirov faisait ici, c’était surtout bousiller des sommes considérables ».
Bashirov dans « la Place »
Il fut en effet un temps où Khagani Bashirov était une personnalité remarquée du centre financier du Luxembourg, surnommé « la Place ». Il est dépeint en mondain, « un fin amateur de vin et de bonne cuisine » selon la cheffe étoilée et star luxembourgeoise Léa Linster qui l’a bien connu. « Il avait ses entrées dans la vie publique » se souvient l’ancien président de la chambre des députés Laurent Mosar, qui a ponctuellement conseillé M. Bashirov.
Événement à l’Association Culturelle d’Azerbaïdjan au Luxembourg en présence de la cheffe étoilée Léa Linster (gauche), du diplomate Marc Hübsch (deuxième gauche) et de la notaire Martine Schaeffer (droite). © Photo Facebook
Il est aussi le cofondateur de la Chambre de commerce Luxembourg-Azerbaïdjan présidée alors par le député Jacques-Yves Henckes ; il fréquente l’hôtel Royal, les soirées anniversaires, et les concerts à la Philharmonie. Amateur de cigares selon M. Henckes, il a ses habitudes à la Casa del Habano, où se retrouvent par ailleurs les hommes politiques du Grand-Duché. De multiples entrées qui sont loin d’être anecdotiques dans un petit pays où « tout se fait en contact humain » rapporte M. Henckes.
Non content de tisser son réseau, Khagani Bashirov se lance au Grand-duché dans une frénésie d’investissements. En 2008, il achète l’hôtel Vauban en plein cœur de la ville, place Guillaume II pour 5,3 millions d’euros, via une de ses sociétés (Vauban Investments S.A). Une adresse prestigieuse qui lui confère ainsi une bonne visibilité.
Vue depuis l’Hotel Vauban sur la Place Guillaume II, Luxembourg © Site Internet de l’hôtel
La même année, M. Bashirov acquiert par le biais d’une autre société des bureaux au 51 rue de Strasbourg. C’est aussi là qu’il va ouvrir le bureau de représentation de l’International Bank of Azerbaïdjan, la banque dont les fonds seront détournés. Le Lëtzebuerger Journal consacre même un article pour l’inauguration des locaux le 22 janvier 2008. Il mentionne la présence d’un des conseillers du ministre de l’économie Jeannot Krecké dépêché pour l’occasion. Le ministre socialiste avait lui-même emmené une délégation de businessmen à Bakou, « impressionné par le potentiel économique du pays » selon le Lëtzebuerger Journal.
Bakou et son kérosène bon marché intéressent fortement la compagnie grand-ducale de fret aérien Cargolux, qui voit dans l’ancienne république soviétique une escale stratégique pour ses avions en route vers la Chine. Mais ce sont aussi les perspectives financières qui aiguisent les appétits luxembourgeois. L’arrivée de l’IBA sur « la Place » constitue un « nouveau signal » bienvenu selon le Lëtzebuerger Journal, alors que « le nombre de banques avait considérablement diminué ces dernières années ». La banque aurait d’ailleurs déjà noué des contacts privilégiés avec une banque luxembourgeoise : la banque Dexia BIL.
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Dexia BIL, la banque au coeur des transactions
C’est la banque Dexia BIL qui héberge les nombreux comptes en banque des sociétés de Khagani Bashirov. L’hôtel Vauban ? Il est acheté à l’aide d’un prêt de 2,7 millions d’euros accordé par Dexia, selon l’enquête de la NCA. Le 51 rue de Strasbourg ? Un autre prêt Dexia. Alors même qu’il était visé par une enquête judiciaire en Azerbaïdjan dès 2010, M. Bashirov a détenu des comptes en banque à la BIL au moins jusqu’en 2015 selon la National Crime Agency anglaise.
« Tout ce que j'ai fait pendant quinze ans, tous les banquiers l'acceptaient, et tout d'un coup, on me dit, “non, non, non, M. Bashirov”. »
Dexia, c’est un nom connu aujourd’hui pour « le scandale Dexia ». Une banque avec à son actif deux faillites, des prêts toxiques, et 6,4 milliards d’euros d’argent public injectés par les Etats belge, luxembourgeois et français après la crise de 2008. Mais pour M. Bashirov, joint par téléphone, à l’époque « c’était l’une des meilleures banques du Luxembourg (…) et ça se passait très, très bien ». Khagani Bashirov entretient de bonnes relations avec ses conseillers à la BIL. Une employée senior de la banque, chargée notamment de la clientèle azérie, a même fini par quitter son emploi pour rejoindre la fiduciaire de M. Bashirov, selon l’enquête de la NCA. Personne à la BIL n’aurait donc eu de suspicions trop lourdes envers Khagani Bashirov. C’est d’ailleurs aussi la Dexia BIL qui prête à Panah Jahangirov et à sa femme l’argent nécessaire pour l’achat de la Villa Santa Monica sur la Côte d’Azur. Un prêt à hauteur de 5,5 millions d’euros sur les 5,8 millions qu’a coûté la villa.
Dès les années 2000, les banques ont pourtant déjà des obligations de vigilance. Les dispositifs de vérifications des clients, de leurs réputations et l’origine de leurs fonds sont déjà en place, mais il y a « un sentiment d’impunité assez important, et un marché du client à risque car c’est un client qui rapporte » analyse Chanez Mensous, juriste en droit bancaire et financier pour l’association anti corruption Sherpa. À l’époque, les banques font le choix de traiter avec Khagani Bashirov, malgré ses liens avec des personnalités exposées comme le directeur de la banque publique l’IBA M. Hajiyev, et par extension le pouvoir azerbaïdjanais. Des fonds originaires d’un pays à risque et la présence de personnes politiquement exposées (PEP) auraient dû éveiller les soupçons.
Communiqué du CSSF concernant une sanction administrative contre la BIL. D’après la BIL, cela concernerait « un échantillon de clients des pays de la Communauté des États indépendants »
Il a fallu attendre 2020 pour voir la BIL sanctionnée pour avoir ignoré ces signaux d’alerte. La Commission de Surveillance du Secteur Financier (CSSF) du Luxembourg condamne la banque à payer 4,6 millions d’euros pour « les faiblesses dans son dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux », sur un échantillon de clients des pays de la Communauté des États indépendants (dont l’Azerbaïdjan fait partie). Contactée, la BIL n’a pas répondu à nos questions mais affirme « s’engager pleinement à respecter les normes les plus élevées de conformité et de transparence dans tous ses processus, notamment en matière de lutte contre le blanchiment d’argent (AML) ».
De son côté, tout en avançant qu’il « ne donne pas d’interview », Khagani Bashirov est resté près de trente minutes au téléphone avec Forbidden Stories pour exposer sa version des faits.. « Tout ce que j’ai fait pendant quinze ans, tous les banquiers l’acceptaient, et tout d’un coup, on me dit, “non, non, non, M. Bashirov”… Écoutez, si un banquier m’avait interdit une transaction, je ne l’aurais pas fait. Si un avocat, un comptable m’avait dit ”non”, je ne l’aurais pas fait ».
Les banquiers, les comptables mais aussi les notaires. Autant de professions aujourd’hui rattrapées par la justice. Ceux qu’on appelle les « facilitateurs » et qui « ont un rôle pivot dans le blanchiment d’argent, qui apportent un soutien technique, opérationnel, légal » explique la juriste Chanez Mensous. Dans le cas des affaires de Khagani Bashirov, l’ordre des notaires luxembourgeois va même être éclaboussé jusqu’au plus haut niveau.
En mars 2024, après plusieurs années d’enquête, perquisition et saisie, la Présidente de la Chambre des Notaires du Grand-Duché, Martine Schaeffer est appelée à comparaître devant le tribunal correctionnel pour manquement à ses obligations de lutte contre le blanchiment. Dans son jugement sur accord, le tribunal de Luxembourg estime qu’elle « aurait dû refuser de passer (certains) actes de vente immobilière » en 2017 et 2018 pour le compte de sociétés de Khagani Bashirov. Le tribunal retrace des flux financiers en provenance de Russie, des Îles Vierges britanniques et autres centres offshore, Martine Schaeffer écope d’une amende de 70 000 euros.
La présidente de la chambre des notaires Martine Schaeffer a fait parler d’elle dans la presse luxembourgeoise en mai 2024, après avoir été sanctionnée par la justice pour des ventes immobilières effectuées pour le compte de sociétés de Khagani Bashirov.
Au fil de notre enquête, nous n’avons cessé de croiser son nom. Il apparaît des dizaines de fois lors de la constitution des sociétés qui forment le « système Bashirov ». Notamment dans les actes constitutifs de Consolidated Equipments, la société administrée un temps par le propriétaire de la villa de Villefranche-sur-Mer, Panah Jahangirov. Par email, Martine Schaeffer plaide être « une simple notaire » ayant « effectué (ses) recherches anti-blanchiment avec le peu de moyens qu’(elle) avait à l’époque ».
Quant à Khagani Bashirov lui-même, la justice luxembourgeoise semble resserrer son étau autour de ses activités passées. Le parquet luxembourgeois nous indique que « dans le cadre de 4 jours d’interrogatoires, qui ont eu lieu ce mois d’octobre, Mr Bashirov a été inculpé par le juge d’instruction de faux et usage de faux, blanchiment et violation d’obligations professionnelles ». Des accusations qu’il réfute : « Le Luxembourg permet de faire des choses pendant des années, et après ils commencent à poser des questions sur ce que leur administration elle-même a permis de faire ! (…) Ça ne se fait nulle part ailleurs, c’est hors la loi ! » tonne M. Bashirov, ajoutant au passage que « le Luxembourg ce n’est pas l’Europe, c’est n’importe quoi ».
On reste en contact ?
Du coton dans la blanchisseuse
Si le nom d’un obscur propriétaire d’une villa sur la Côte d’Azur apparait un jour sur le radar des enquêteurs d’Abzas Media, c’est peut-être parce qu’il figure noir sur blanc dans les statuts de la societe créée au Luxembourg, à côté de celui qui la détient, Khagani Bashirov. Panah Jahangirov en est l’administrateur de 2006 à 2010, une période clé. C’est en effet à cette même époque que la société reçoit des fonds provenant de Continus Corporation, une société écran qui sera plus tard impliquée dans le gigantesque scandale de l’Azerbaijani Laundromat, une caisse noire de 2,5 milliards d’euros partie en pots de vins pour des hommes politiques européens et pour des Azerbaïdjanais entre 2012 et 2014.
Des relevés bancaires auxquels nos partenaires de l’OCCRP ont eu accès, font état de deux virements de 160 000 euros et 26 000 euros en 2007. Le jour même de la transaction de 26 000 euros, Panah lui-même recevait 30 000 euros de Continus Corporation sur son propre compte en banque.
Depuis, Consolidated Equipments a aussi figuré dans un jugement de la cour suprême d’Azerbaïdjan portant sur 69 sociétés qui auraient reçu de l’argent détourné de l’IBA, via des prêts bancaires non remboursés.
Communiqué du CSSF concernant une sanction administrative contre la BIL. D’après la BIL, cela concernerait « un échantillon de clients des pays de la Communauté des États indépendants »
Contactés, Panah Jahangirov et sa femme n’ont jamais acceptés de répondre à nos questions. L’échange avec Reyhan Huseynova a été bref : « Nous n’avons pas de villa en France. La villa a été vendue il y a dix ans. D’accord ? Au revoir ! ». Impossible aussi de connaître les occupations actuelles de Panah Jahangirov.
C’est Khagani Bashirov, lors de son entretien téléphonique avec Forbidden Stories qui nous éclaire sur le passé de Panah Jahangirov. M. Bashirov nous confirme qu’avant d’être fonctionnaire, ce dernier aurait bien fait des affaires dans le coton. Pendant 25 ans M. Jahangirov aurait travaillé dans ce secteur, notamment pour le compte de l’ancien directeur de l’IBA, Jahangir Hajiyev. Selon M.Bashirov, à la fin des années 2000, « Panah Jahangirov a eu des soucis avec M. Hajiyev, la banque n’a plus voulu coopérer avec lui, il a tout perdu, il a été obligé de tout vendre ».
À la villa Santa Monica, un nouveau propriétaire proche du pouvoir
Des déboires financiers à l’origine d’une déconfiture immobilière ? Panah Jahangirov et sa femme n’auraient passé que quelques étés dans la villa, meublée à la va-vite. Les projets de rénovation ont été avortés. En 2014, elle est l’objet d’impayés et frappée d’une hypothèque légale du Trésor public français. Le couple doit se résoudre à la vendre.
Plan de la villa Santa Monica envisagé en 2016, selon le permis de construire. La demande est faite au nom de Shahin Movsumov, le frère de l’assistant du président azéri Ilham Aliyev
Sur la Côte d’Azur, il ne reste plus rien de la Villa Santa Monica. Elle a été rasée. Au 2 boulevard de Suède à Villefranche-sur -Seine, il n’y a plus qu’un chantier à l’arrêt. Mais le nouveau propriétaire a de grands projets : « des jardins à la française en partie inférieure, piscine, terrasses et la villa des invités. Et dessous, on a un parking qui va nous permettre d’accueillir une vingtaine de voitures » explique l’architecte Philippe Mialon, un temps chargé des plans.
« Des jardins à la française en partie inférieure, piscine, terrasses et la villa des invités. Et dessous, on a un parking qui va nous permettre d'accueillir une vingtaine de voitures »
La villa n’est plus détenue par une société luxembourgeoise mais par une société monégasque, dénommée Boulevard Side. Pas de bureaux, pas d’employés ni de site Internet, Boulevard Side a tout d’une simple boîte aux lettres, selon nos confrères de France 24 qui se sont rendus à Monaco.
En réalité, la demeure est restée dans le giron azerbaïdjanais, rachetée par un homme riche et puissant : Shahin Movsumov, le patron de l’AS Group, un conglomérat azerbaïdjanais. Shahin Movsumov est aussi lié au pouvoir : son frère n’est autre que le conseiller économique du président Ilham Aliyev.
En octobre dernier, à quelques semaines du coup d’envoi de la COP 29, le Parlement européen a condamné « la répression des activistes, des journalistes et des leaders d’opposition » en Azerbaïdjan. Les euro-députés estimant par ailleurs « que les violations commises par l’Azerbaïdjan sont incompatibles avec l’accueil de la COP 29 ».
Loin du soleil de la Côte d’Azur, les 6 membres d’Abzas Media sont toujours incarcérés. Ce 4 novembre 2024, Abzas Media publiait une lettre écrite par le directeur de la publication, Ülvi Hasanli, depuis le centre de détention préventive de Bakou. Il y décrit des pressions, l’extorsion, la corruption, les cris des prisonniers et le bruit des séances de torture. Il a personnellement été privé de tout appel avec le monde extérieur pendant ses trois premiers mois de détention, et n’a pas été autorisé à voir son enfant pendant six mois. Les journalistes d’Abzas Media risquent jusqu’à 12 ans de prison.