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La stratégie de l'aveuglement : comment Israël cible les infrastructures de presse à Gaza
Depuis le 7 octobre, l’armée israélienne semble cibler délibérément les caméras filmant en direct la bande de Gaza. Les bâtiments abritant les infrastructures de presse, ultime refuge des journalistes de l’enclave, sont détruits. Une illustration de la stratégie d’Israël: étouffer l’information et empêcher de raconter au monde la réalité de la guerre en cours.
(Visuel : Mélody Da Fonseca)
- Forbidden Stories et ses partenaires ont pu démontrer que la tour abritant les bureaux de l’AFP à Gaza ont été la cible d’au moins deux frappes directes, le 2 novembre 2023. L’armée israélienne avait pourtant assuré à l’AFP avoir classé ses locaux comme « à ne pas cibler ».
- Le même jour, le siège du Palestinian Media Group, une société de production, qui retransmettait des images en direct de la bande de Gaza, a lui aussi été ciblé par l’armée israélienne. Un journaliste a été blessé.
- La Maison de la Presse, véritable sanctuaire pour les journalistes gazaouis, a été détruite en février dernier par l’armée israélienne. Son directeur a été tué alors qu’il tentait de fuir vers le sud de la bande de Gaza pour rejoindre sa famille.
Par Léa Peruchon
25 juin 2024
Avec Arthur Carpentier (Le Monde), Gaëlle Faure, Sarah Benhaïda, Benoît Toussaint, Jean-Marc Mojon, Marc Jourdier (AFP), Hoda Osman, Farah Jallad (ARIJ), Maria Retter, Maria Christoph, Dajana Kollig, Frederik Obermaier (Paper trail media), Christo Buschek (Der SPIEGEL/Paper trail media), Walid Batrawi (Forbidden Stories) et Manisha Ganguly (The Guardian).
Il est deux heures du matin à Gaza, dans la nuit du 9 au 10 octobre 2023, lorsque le journaliste de l’Agence France-Presse Adel Zaanoun, inquiet, appelle sa hiérarchie. L’équipe de l’AFP vient de recevoir l’ordre de l’armée israélienne d’évacuer ses bureaux de la tour Hajji, en plein cœur de la ville de Gaza, un signe que le bâtiment pourrait bientôt être bombardé.
Quelques heures plus tôt, l’adresse du bâtiment avait pourtant été partagée au porte-parole de l’armée israélienne dans une lettre du président-directeur général de l’AFP, Fabrice Fries, afin d’écarter un éventuel ciblage.
« Devons-nous évacuer ou rester dans le bâtiment ? » demande Adel Zaanoun à Marc Jourdier, directeur du bureau de l’AFP à Jérusalem, à l’autre bout du fil. « Ne perdez pas une minute et évacuez, j’appelle l’armée et je reviens vers vous dès que possible » répond-t-il.
Ce jour-là, la tour Hajji sera finalement épargnée, mais une frappe israélienne à quelques centaines de mètres tue trois journalistes palestiniens venus couvrir cette attaque qu’ils pensaient imminente. L’armée israélienne rappellera Marc Jourdier plus tard dans la nuit pour lui indiquer que les locaux sont désormais classés « à ne pas cibler ».
Ce n’est pas la première fois que des journalistes sont sommés d’évacuer leurs bureaux à Gaza avant qu’ils ne soient bombardés, rappelle le directeur des programmes du Comité pour la Protection des Journalistes Carlos Martinez de la Serna : « L’armée israélienne a un historique en matière d’attaques sur les infrastructures médiatiques ». En mai 2021, une tour regroupant notamment les locaux de la chaîne qatarie Al Jazeera et de l’agence de presse américaine The Associated Press avait été anéantie par trois missiles, sous prétexte d’une menace imminente due à la présence du Hamas dans le bâtiment. Questionnée publiquement, l’armée israélienne n’a pas apporté d’éléments pour appuyer cette thèse.
Depuis le 7 octobre 2023, le phénomène a pris une ampleur sans précédent. En réaction à l’attaque terroriste menée par le Hamas sur le sol israélien, l’armée israélienne pilonne sans relâche la bande de Gaza, ce territoire de 365 kilomètres carrés à peine plus grand que Malte. La couverture journalistique dans l’enclave est devenue extrêmement réduite.
« Lorsque l’on observe les conflits dans le monde, on constate généralement que […] les médias internationaux sont présents sur le terrain constate Irene Khan, la Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression avant d’ajouter : aucun d’entre eux n’a été autorisé à se rendre sur place. Ou alors, ils sont embarqués auprès de l’armée israélienne. »
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Seuls les journalistes gazaouis peuvent rendre compte de ce qu’il se passe dans l’enclave. Ces derniers luttent quotidiennement pour survivre et trouver des endroits où se réfugier. Leurs lieux de travail, bien souvent, n’existent plus. Selon le Syndicat des journalistes palestiniens, près de 70 infrastructures de presse, dont des radios locales, agences de presse, tours de transmission et institutions fournissant des formations aux journalistes ont été partiellement voire entièrement détruites depuis le début du conflit.
Cette enquête menée par Forbidden Stories en collaboration avec l’Agence France-Presse, Arab Reporters for Investigative Journalism, Le Monde, Paper Trail Media et d’autres médias internationaux dans le cadre du « Gaza Project », étoffée par des analyses d’experts en balistique et en audio, illustre l’une des nombreuses stratégies utilisées par l’armée israélienne pour étouffer l’information à Gaza : la destruction des infrastructures de presse.
L’information passée sous silence
Le 13 octobre 2023, un million de personnes sont sommées par l’armée israélienne d’évacuer le nord de la bande de Gaza. Près de trois jours après avoir évacué leur bureau au milieu de la nuit, les huit journalistes, photographes, vidéo journalistes et employés de l’AFP quittent la tour Hajji, située dans le quartier chic de Rimal, au nord-ouest de Gaza. Tous sont Gazaouis et travaillent depuis des années avec l’Agence France-Presse, l’une des rares agences internationales à avoir des bureaux dans l’enclave. « A l’intérieur de Gaza, il n’y a de toute façon pas de journalistes étrangers. [les agences de presse internationales] travaillent avec la population locale » commente Shuruq As’ad, porte-parole du Syndicat des journalistes palestiniens (PJS).
Avant de quitter les lieux, les journalistes laissent sur le balcon du 10ème étage du bâtiment une caméra posée sur un trépied. Elle est d’abord branchée à un générateur qu’un employé de l’AFP vient parfois alimenter en carburant avant d’être raccordée à des panneaux solaires. Elle vise à diffuser des images de l’enclave 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Un direct parfois interrompu pour des raisons techniques. C’est l’une des dernières sources d’images en temps réel. À ce titre, elle est scrutée en permanence par les médias du monde entier.
Le 2 novembre à 12h09 heure locale, la caméra capte les bourdonnements des avions et un lourd panache de fumée émanant de bâtiments au nord de l’enclave. Tout à coup, l’image tremble et la fumée obstrue l’objectif. À quelques mètres seulement, une frappe vient d’être filmée en direct. La séquence fera le tour du monde.
The @AFP bureau in the Gaza Strip, which has been relentlessly bombed by Israel, was significantly damaged by a strike on the building, according to a staff member who visited the site. [1/5] pic.twitter.com/a5sO7NrN38
— AFP News Agency (@AFP) November 3, 2023
Post twitter de l’Agence France-Presse, le lendemain de la frappe, le 3 novembre 2023. (Crédit: AFP)
« L’emplacement de ce bureau est connu de tous et a été notifié à plusieurs reprises au cours des derniers jours, précisément pour prévenir d’une telle attaque et nous permettre de continuer à fournir des images sur le terrain » s’empresse alors de dénoncer le PDG de l’AFP Fabrice Fries sur X (anciennement Twitter). Bien que classé comme un bâtiment à ne pas cibler, l’édifice est durement touché.
« Lorsqu'il y a une forte probabilité qu'un crime de guerre soit commis, le flux en direct devient évidemment une preuve essentielle. »
Les coordonnées GPS du bâtiment ont été transmises à plusieurs reprises à l’armée israélienne, tout comme bon nombre d’organisations de presse, d’hôpitaux et autres lieux humanitaires dans la bande de Gaza. Interrogée par l’AFP, l’armée israélienne a démenti toute frappe sur la tour Hajji : « il semble qu’il y ait eu une frappe des FDI [Forces de Défense Israéliennes, NDLR] près du bâtiment pour éliminer une menace immédiate », a déclaré un porte-parole dans un communiqué.
Des dégâts, il y en a. Les images exclusives tournées par l’AFP, partenaire du « Gaza Project », illustrent l’ampleur des destructions. Dans les locaux de l’agence enfouis sous la poussière, des débris de verres jonchent le sol. Dans une pièce où les serveurs informatiques sont en équilibre précaire sur une étagère, un trou béant dans la façade laisse entrevoir le sud-est de la bande de Gaza.
L’extérieur de la tour Hajji, au lendemain de la frappe, montrant un trou béant au 11ème étage ainsi que la caméra positionnée au 10ème étage orientée au nord. (Crédit : AFP)
Contacté dans le cadre de cette enquête, un porte-parole de l’armée israélienne a réaffirmé que « les bureaux de l’agence AFP n’étaient pas la cible de l’attaque et qu’ils ont pu être endommagés par l’onde de choc ou les éclats d’obus ».
Alors que l’armée israélienne se défend d’avoir bombardé la tour, plusieurs frappes ont touché ce bâtiment dont certaines précisément à quelques mètres seulement de la caméra. C’est ce que révèle l’analyse des images en direct récupérées par le consortium.
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Les flux en direct systématiquement ciblés par l’armée israélienne ?
Forbidden Stories et ses partenaires ont pu démontrer qu’il y avait eu, ce 2 novembre 2023, non pas zéro mais au moins deux frappes directes sur l’immeuble abritant notamment les bureaux de l’AFP entre 11h55 et 12h09 heure locale.
Toutes partagent les mêmes caractéristiques visibles sur les images : le tir, un flash d’une microseconde sur la ligne d’horizon, et l’explosion, près de 4 secondes plus tard.
Zoom sur le flash visible sur la ligne d’horizon, 4 secondes avant l’impact. (Crédit : Le Monde / AFP)
Grâce au travail d’OSINT de nos partenaires Le Monde et Paper Trail Media, appuyé par Earshot, une organisation spécialisée dans la production d’enquête audio pour la défense des droits humains, nous avons pu localiser l’origine des tirs. Une analyse plus poussée de la vitesse et des caractéristiques des frappes nous a permis de conclure que les frappes ont été très probablement exécutées par des chars israéliens situés à environ 3 kilomètres de la tour, dans une zone déserte qui offre une ligne de tir dégagée sur la tour Hajji.
Adrian Wilkinson, un ingénieur spécialisé dans les explosifs qui travaille régulièrement pour les Nations unies, se dit “presque certain que le bureau de l’AFP a été visé par un char israélien”. Il exclut la possibilité d’un tir accidentel. Au moins cinq autres experts, dont War Noir, chercheur indépendant sur les armes et les conflits, et Trevor Ball, ancien technicien de l’armée américaine chargé de la neutralisation des explosifs et munitions, partagent cet avis.
La position probable du char, à 3 km de la caméra le 2 novembre 2023, géolocalisée par notre partenaire du Monde et corroborée avec l’analyse d’Earshot. (Crédit : Earshot)
L’analyse de deux images satellites du 31 octobre et du 3 novembre partagée par Planet Labs permet de confirmer la présence de trace de chars dans cette zone durant cette période. Une autre image satellite datée du 2 novembre 2023 existe. Elle appartient à Maxar Technologies, une société spécialisée en imageries satellites, mais cette dernière n’a pas souhaité partager d’informations précises permettant de localiser les blindés israéliens. Maxar n’a pas souhaité faire de commentaire à ce propos.
Mais l’analyse des images diffusées en direct a permis de faire une autre découverte. Quelques minutes avant ces deux frappes sur les bureaux de l’AFP, une autre explosion a eu lieu sur un bâtiment voisin, la tour Al-Ghifari, qui abritait elle aussi des caméras.
Au 16ème étage de cette tour, l’une des plus hautes de la bande de Gaza, se trouvent les locaux du Palestinian Media Group (PMG), une société de production médiatique. Parmi les services fournis par PMG figurent des caméras offrant une vue imprenable sur Gaza. Peu avant 10 h, ce 2 novembre 2023, des caméras postées aux fenêtres nord, sud, est et ouest du bureau envoient des images en direct à plusieurs médias internationaux dont Reuters et Al Arabiya, lorsqu’une explosion retentit.
« Nous diffusons l'image telle qu'elle est, nous ne la commentons pas, nous la rapportons telle qu'elle est, mais l'image semble déranger l'armée israélienne. »
Ce matin-là, Ismail Abu Hatab prépare son café et termine de télécharger les images de la veille. Journaliste freelance, il a dormi dans les locaux du Palestinian Media Group et est prêt pour une nouvelle journée de travail. « J’ai pris l’appareil photo et je n’ai rien vu, rien entendu.
Tout ce dont je me souviens, c’est d’une lumière jaune » raconte l’homme lors d’une interview avec le consortium. Un autre journaliste filme la scène : une épaisse fumée inonde les lieux dont on discerne vaguement au loin le trépied d’une caméra encore debout. Ismail Abu Hatab est blessé à la jambe et sera rapidement transporté à l’hôpital Al Shifa, toujours en activité à l’époque. Il n’est pas encore retourné sur les lieux.
Une vidéo tournée par le journaliste Abed Shanaa après la frappe dans les locaux du Palestinian Media Group, le 2 novembre 2023. (Crédit : Abed Shanaa)
Interrogé sur les motivations potentielles de cette frappe au 16ème étage de cette tour, dans les locaux mêmes du Palestinian Media Group, Hassan Madhoun, le PDG du groupe, a expliqué lors d’une interview avec le consortium que les chars de l’armée israélienne étaient arrivés dans le nord de Gaza le 31 octobre 2023. L’armée voulait, selon lui, commencer ses opérations militaires et empêcher la diffusion de toute image montrant les crimes et les destructions. « Alors ils nous ont pris pour cible » raconte Hassan Madhoun avant de conclure : « Nous diffusons l’image telle qu’elle est, nous ne la commentons pas, nous la rapportons telle qu’elle est, mais l’image semble déranger l’armée israélienne ».
Sans pour autant apporter la preuve formelle d’une stratégie délibérée de la part de l’armée israélienne, cette série de frappes contre les locaux du PMG à l’emplacement même des caméras et à quelques mètres de la caméra de l’AFP dans la tour Hajji constitue un faisceau d’indices. Un administrateur de la tour Hajji demandera même à l’agence de presse d’arrêter un temps sa caméra en direct par peur de nouveaux tirs. Elle se coupera définitivement le 12 novembre à 10h31, car personne n’a pu retourner dans les bureaux pour la relancer, cessant ainsi toute transmission en direct d’images depuis Gaza.
Contacté au sujet de cette frappe potentielle, le porte-parole de l’armée israélienne a répondu qu’il n’était pas au courant d’une frappe à cet endroit et à la date indiqués.
« Nous avons vraiment besoin qu’Israël nous explique quelle est sa politique en ce qui concerne les images en direct à différents endroits. Et si, d’une manière ou d’une autre, elles sont considérées comme des cibles légitimes, parce qu’il y a suffisamment de preuves circonstancielles pour nous faire soupçonner que c’est ainsi qu’ils opèrent » a réagi Phil Chetwynd, Directeur de l’Information de l’AFP, dans une interview accordée au consortium.
Pour Irene Khan, Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, « lorsqu’il y a une forte probabilité qu’un crime de guerre soit commis, le flux en direct devient évidemment une preuve essentielle ». La stratégie d’aveuglement ne concerne pas seulement les activités journalistiques dans la bande de Gaza. Le dernier incident en date a eu lieu le 21 mai dernier. Ce jour-là, le matériel d’une équipe de l’agence de presse américaine AP (The Associated Press), en Israël a été brièvement saisi sous prétexte que les journalistes avaient violé une nouvelle loi sur les médias en fournissant des images à Al Jazeera. Peu de temps avant la saisie du matériel, les journalistes étaient en train de filmer et de diffuser en direct une vue générale du nord de Gaza depuis la ville israélienne de Sderot, située à moins de deux kilomètres de l’enclave.
« En détruisant intentionnellement les médias, les Forces de Défenses Israéliennes ne se contente pas d’infliger des dégâts matériels inacceptables aux opérations d’information. Ils font aussi, plus largement, obstacle à la couverture médiatique d’un conflit qui touche directement la population civile » déclarait déjà en 2021 Reporters Sans Frontières sur son site. L’histoire se répète et s’accélère.
Ces coups portés aux bureaux de l’AFP et du Palestinian Media Group notamment ont considérablement choqué les journalistes qui espéraient pouvoir y revenir un jour. Les locaux de l’AFP étaient « un endroit où vraiment [les journalistes de l’AFP] étaient capables d’aller sans peur » commente Phyl Chetwynd, avant de décrire le sentiment de l’équipe : « s’ils sont capables de frapper notre endroit, notre bureau, notre lieu de sécurité, nous n’avons aucun lieu sûr dans toute la bande de Gaza ». L‘effet psychologique de ces frappes sur le moral de l’équipe est énorme. Yahya Hassouna, journaliste au sein de l’AFP depuis 2009, décrit dans une interview avec le consortium le siège gazaoui de l’AFP comme étant « l’endroit où se trouvaient tous mes rêves – mon avenir, ma vie, mon bureau ». Considérés comme une deuxième maison pour beaucoup d’entre eux, ces rédactions fournissaient une aide logistique cruciale aux journalistes.
Leur cas est loin d’être isolé. Nombre de journalistes locaux n’ont pas réussi à quitter Gaza et n’ont aucun lieu sûr où se mettre à l’abri pour mener à bien leur mission, leurs lieux de travail ayant été détruits.
On reste en contact ?
La Maison de la Presse, un refuge pour les journalistes de Gaza
La Maison de la Presse située à deux pas d’une tour de télécommunications dans le quartier de Rimal, dans la ville de Gaza, était aussi l’un de ces refuges, un passage obligé. Un lieu où se retrouver entre confrères et consoeurs, trouver de la nourriture, du réseau et des gilets de protection. Pour Shuruq As’Ad du Syndicat des journalistes Palestiniens, « c’était vraiment l’un des endroits les plus sûrs pour les journalistes » à Gaza, avant l’offensive israélienne.
La Maison de la Presse a vu le jour en 2013, dans le but de rassembler les journalistes de la bande de Gaza. Après la victoire du Hamas en 2007, à la suite d’affrontements fratricides avec l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas (Fatah), les journalistes étaient uniquement perçus en fonction de leur allégeance politique. Il était difficile d’obtenir des accréditations ou même de couvrir une conférence de presse pour quiconque n’appartenait pas à l’une ou l’autre faction. Ibrahim Barzak, ancien correspondant de The Associated Press à Gaza et membre du bureau de l’organisation, se remémore la genèse du projet : « Il n’y avait pas de lieu ni de structure pour les journalistes indépendants, des personnes qui ne sont pas affiliées du tout ».
Bilal Jadallah est l’homme qui a pensé l’idée de ce sanctuaire protégé des pressions politiques. « Bilal a fait une énorme avancée » en créant ce lieu, raconte son ami et rédacteur en chef de l’agence Sawa News, un média indépendant hébergé à l’institution, Hikmat Yousef, avant d’ajouter que « c’est ce qui fait que les reporters gazaouis [l’]aiment. Ils l’appellent le cheikh des journalistes, il est leur père spirituel parce qu’il n’a jamais laissé tomber personne pendant toute sa carrière. » Dès le début, il avait voulu faire de la Maison de la Presse un lieu indépendant où tous pouvaient se retrouver. Bilal Jadallah a été tué par un éclat d’obus dans sa voiture le 19 novembre 2023 alors qu’il tentait de rejoindre sa famille dans le sud de l’enclave.
Bilal Jadallah et la Maison de la Presse étaient connus au-delà de la bande de Gaza. Des photos de diplomates allemands, français ou danois publiées sur les réseaux sociaux de la Maison de la Presse témoignent de la reconnaissance dont jouit l’institution sur la scène internationale. Son site internet recense parmi ses donateurs et partenaires le Canada, l’Unesco et l’Union Européenne mais aussi la Norvège – état qui a reconnu l’Etat Palestinien le 28 mai dernier – et la Suisse. « Nous finançons des activités liées au renforcement des capacités des jeunes journalistes qui viennent d’être diplômés des établissements d’enseignement supérieur de Gaza […] et l’achat d’équipements de protection pour les journalistes » détaille Ruben André Johansen, en charge du suivi de la subvention attribuée par la Norvège.
Pour préserver ce lieu unique en son genre, « les Norvégiens et les Suisses ont donné nos coordonnées GPS à l’armée » afin d’éviter tout ciblage, raconte Rami Abu Jamous, directeur de la Maison de la Presse par intérim. En vain.
« On aurait dit une ruche »
Le 9 octobre 2023, la panique est palpable parmi les journalistes gazaouis. Ce jour-là, des dizaines d’entre eux se sont réfugiés à la Maison de la Presse pour s’équiper de protections et se rassembler au refuge. « Belal avait décidé d’en faire un poste de travail pour les journalistes. Ils pouvaient venir utiliser le générateur et avoir accès à internet gratuitement, bien sûr » raconte Ibrahim Barzak. Au total, environ 80 gilets pare-éclats estampillés du logo de la Maison et du mot « Press » seront distribués. « On aurait dit une ruche » raconte Hikmat Yousef.
La salle de réunion de la Maison de la Presse, en pleine effervescence, le 9 octobre 2023. (Crédit : Press House – Palestine / Facebook)
Quelques heures plus tard, une frappe viendra anéantir l’immeuble voisin, où se trouve Paltel, l’un des principaux fournisseurs d’accès à Internet dans l’enclave. La Maison de la Presse est également touchée et la connexion Internet définitivement coupée. Les journalistes perdent tout contact avec le monde extérieur.
Quatre jours plus tard, le 13 octobre 2023, les journalistes – comme ceux de l’AFP quelques rues plus loin – quittent les lieux sur ordre de l’armée israélienne, et migrent à marche forcée vers le sud de la bande de Gaza, dans le même mouvement que les habitants venus du nord.
Depuis, la « ruche » s’est muée en temple du silence. Belal Jadallah, ainsi que deux autres employés de la Maison de la Presse, Ahmed Fatima et Mohammed Al Jaja, ont été tués. Ils font partie des 11 journalistes sur les 80 qui avaient reçu un gilet pare-éclats de la Maison de la Presse à avoir perdu la vie depuis le 7 octobre selon Hatem Rawagh, un photographe de l’institution également chargé des opérations d’urgence.
« La Maison de la Presse était ma plume, ma langue, mes yeux, mes oreilles [...] je me sens maintenant amputé. »
Nous avons retrouvé la dernière personne à avoir dormi dans les bureaux. Mohammed Salem, l’ancien directeur des finances de l’institution, a promis à Belal Jadallah de s’occuper du lieu si ce dernier était tué. Il s’y est réfugié avec sa famille plusieurs mois. L’homme raconte dans plusieurs interviews avec le consortium comment se sont déroulés ces jours d’angoisse. Le 29 janvier 2024, Mohammed Salem découvre que les troupes de l’armée israélienne ne sont qu’à une centaine de mètres de la Maison de la Presse. « Un char se tenait à 5 heures du matin dans la rue, son canon pointé directement sur la Maison de la Presse, en plein sur nous […]. Pendant trois jour, j’étais pris au piège, persuadé que j’allais mourir » raconte l’homme terrorisé. Profitant d’un moment de répit, il arrive à quitter les lieux in extremis le 1er février avec sa famille sans savoir ce qu’il adviendra de la Maison de la Presse.
Après 11 jours d’occupation, l’armée israélienne se retire du secteur. Le 10 février, Mohamed Salem retourne sur les lieux à vélo. Ordinateurs, bureaux, station de radio… Il découvre que tout a été détruit, un véritable champ de ruines. Selon lui, le bâtiment a été détruit intentionnellement par explosif. « Aucun des bâtiments autour de la Maison de la Presse n’a été endommagé. S’il s’agissait d’une frappe aérienne, elle aurait détruit tout ce qui l’entoure » argumente Mohammed Salem. Une analyse que nous n’avons pas été en mesure de confirmer indépendamment.
En ciblant l’ensemble des installations et des équipements de presse, l’armée israélienne tarit les sources d’images et d’information à Gaza mais elle compromet également la logistique nécessaire aux journalistes pour mener à bien leur mission.
« La Maison de la Presse était ma plume, ma langue, mes yeux, mes oreilles […] je me sens maintenant amputé » raconte Ahmed Qannan, l’un des formateurs de la Maison de la Presse désormais au chômage. Avant que la guerre n’éclate, une exposition sur la beauté de la ville de Gaza vue à travers les yeux de ses photographes – ses rues, ses parcs, ses jardins, son port et ses quais – avait été inaugurée dans le jardin de la Maison de la Presse. Neuf mois plus tard, ces photos sont enfouies sous les décombres.