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« Je ne le fais pas seulement pour moi » : les révélations d’un ex-propagandiste sur les secrets de la désinformation russe en Centrafrique
Le journaliste Ephrem Yalike a pris part à l’implacable entreprise de désinformation russe déployée en Centrafrique. Après avoir frôlé la mort lors d’un interrogatoire mené par son officier traitant, il a fui son pays. Pour la première fois, il raconte de l’intérieur les rouages de ces opérations d’influence. Un réseau secret qu’on ne peut quitter qu’au péril de sa vie.
(Visuel : Mélody Da Fonseca)
- Le journaliste centrafricain Ephrem Yalike expose, preuves à l’appui, les dessous des opérations d’influence russes en République centrafricaine, auxquelles il a lui-même participé.
- Nous dévoilons le fonctionnement d’Africa Politology, une organisation secrète, appartenant à la « galaxie Prigojine » et visant à mener des opérations d’influence en ayant recours à des journalistes centrafricains pour manipuler l’opinion publique dans le pays.
- Nous révélons l’identité d’un des hommes chargé de coordonner ces campagnes d’intox : Mikhaïl Mikhaïlovitch Prudnikov. Ce proche de Wagner a travaillé pour le compte de Moscou au Soudan avant de manipuler l’opinion publique en République centrafricaine.
Par Léa Peruchon
21 Novembre 2024
L’air est frais sur les rives de l’Oubangui, à Bangui, en cette matinée de février 2024. Comme chaque jour, des dizaines de pirogues traversent le fleuve depuis la capitale centrafricaine pour rallier Zongo, une ville frontalière située au nord-ouest de la République démocratique du Congo. Parmi les passagers se trouve un jeune journaliste. Chargé de ses secrets, il s’apprête à entamer un long périple pour sauver sa vie.
« C’est allé trop loin » rembobine Ephrem Yalike. Âgé aujourd’hui de 29 ans, il a choisi pour la première fois de sortir de l’ombre et de révéler ce dont il a été à la fois l’acteur et le témoin. De 2019 à 2022, il a pris part aux activités d’influences menées par Moscou en République centrafricaine. Simple journaliste local devenu rouage clandestin de la machine de propagande et de désinformation russe, il a décidé de lancer l’alerte. Mais « rester en Centrafrique et le dénoncer, c’était risquer [ma] vie » ajoute le journaliste. Alors l’exil est devenu le seul moyen pour lui de révéler les secrets qu’il détient.
Quelques jours avant cette traversée du fleuve Oubangui, valise à la main et passeport en poche, il s’apprêtait à quitter le pays par les airs avec sa famille. En vain. Retenu à la porte d’embarquement de l’aéroport, ses bagages sont d’abord débarqués de l’avion avant que des hommes ne l’emmènent dans un bureau pour y subir un interrogatoire. Alors que sa femme et son enfant viennent de décoller, le journaliste fait face à un commissaire de police qui le menace : « Tu penses que tu vas gérer avec nous. Tu vas gérer avec les Russes ». « C’est là que j’ai compris d’où venait la consigne, se souvient-il. Il a fini par me faire sortir de son bureau, alors je suis parti me cacher pour sauver ma peau ». Ephrem Yalike comprend dès lors qu’il doit à tout prix quitter son pays.
Les informations qu’il a décidé de partager à Forbidden Stories et ses dix médias partenaires mettent au jour les rouages d’une organisation russe officieuse nommée Africa Politology. Elles révèlent l’existence d’opérations d’influence dans les médias centrafricains, la présence d’intermédiaires invisibles, de paiements en liquide, de méthodes d’intimidation brutales ainsi qu’un culte du secret omniprésent. Des révélations sur une machine d’influence qui, malgré la mort d’Evgueni Prigojine en août 2023 et la recomposition du groupe Wagner en Afrique, continue de fonctionner encore aujourd’hui en Centrafrique.
« Je n’avais aucun doute »
Un peu plus d’un an avant sa fuite en pirogue, Forbidden Stories avait rencontré Ephrem Yalike dans un hôtel de Johannesburg, en Afrique du Sud. Il était déjà déterminé à dénoncer les pratiques dont il avait été l’acteur et le témoin. « Je ne le fais pas seulement pour moi, mais aussi pour les journalistes qui travaillent avec eux […]. Il se peut que certains souffrent ».
Pendant de longues heures, il s’était confié sur ses deux années et demie de collaboration avec des agents d’influence russes sur le sol centrafricain. Des soldats de l’information, apparus dans le sillage d’Evgueni Prigojine et ses mercenaires du groupe paramilitaire Wagner à leur arrivée en Centrafrique. Du disque dur qu’il a apporté avec lui, Ephrem Yalike exhume des dizaines d’articles qu’il a rédigés ainsi que sa correspondance avec ses donneurs d’ordre. Autant de preuves lui permettant d’étayer un récit hors du commun.
Dans sa chambre d’hôtel à Johannesbourg, Ephrem Yalike classe les journaux qu’il a apportés en guise de preuves, le 2 novembre 2022. (Crédit : Forbidden Stories)
Second d’une fratrie de sept enfants, catholique pratiquant, Fidèle Ephrem Yalike-Ngonzo avait son avenir tout tracé, il serait prêtre. Pourtant, au grand dam de ses proches, il se tourne vers le droit en 2015 et travaille en parallèle pour différents journaux de « la place » – en référence au seul kiosque à journaux de Bangui – afin de financer ses études.
« En tant que Centrafricain, quand j’ai vu les chars, les armes je me suis dit que c'était une bonne chose, qu’il y aurait d'ici peu la paix dans le pays. »
Le pays sort alors péniblement d’une guerre civile sanglante et les forces françaises de l’opération Sangaris s’apprêtent à quitter progressivement le territoire centrafricain. « Le peuple qui se croyait abandonné a vu les Russes arriver » se remémore le jeune homme, « la population était là avec des drapeaux russes et centrafricains pour les ovationner ».
Le 28 janvier 2018, Ephrem Yalike couvre la première livraison d’armes fournies par la Russie pour le journal centrafricain Le Citoyen. « En tant que Centrafricain, quand j’ai vu les chars, les armes je me suis dit que c’était une bonne chose, qu’il y aurait d’ici peu la paix dans le pays. »
Il décide ensuite de se tourner vers Le Potentiel Centrafricain, un média en ligne qui soutient le régime du président Faustin-Archange Touadéra et pour lequel il couvre les questions de défense et de sécurité. Contacté, le directeur du journal à l’époque, Patrick Mogani, affirme ne pas connaître Ephrem Yalike. Malgré le fait que des articles signés de son nom soient publiés sur le journal. Nous avons par ailleurs pu retrouver des photos des deux hommes ensemble.
C’est lors de ses reportages pour le Potentiel Centrafricain qu’il est repéré par un certain « Micha », un jeune russe qui ne parle que quelques mots de français. Avec son interprète de l’époque, « Vladimir », ils lui donnent rendez-vous au Grand Café, une pâtisserie de Bangui prisée des expatriés.
Dès cette première rencontre, en novembre 2019, le jeune homme se voit proposer de relayer des communiqués en faveur de l’armée et de ses nouveaux partenaires russes. « Je n’avais aucun doute, ça m’a plu » s’enthousiasme Ephrem Yalike. Une proposition qui exalte son sentiment patriotique doublée d’une rémunération alléchante. Pour chaque article publié, « Micha » lui propose 30 000 francs CFA, soit 45 euros.
En trois articles seulement, il gagnera plus que son salaire mensuel. À titre de comparaison, le salaire mensuel d’un journaliste centrafricain est de 75 000 francs CFA (€114) par mois. « J’avais besoin de me prendre en charge et de prendre en charge ma famille », justifie Ephrem Yalike qui, depuis, est devenu père.
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Des fausses informations élaborées et fabriquées à l’échelle industrielle
En quelques mois, la collaboration s’accélère. Ephrem Yalike ne se contente plus simplement de maquiller les communiqués des Russes dans de faux articles de presse, mais devient un des rouages de leurs opérations. Chaque matin, il commence par faire une revue de presse de « tout ce qui se dit sur les Russes, sur le pouvoir, du côté positif et du côté négatif ». Il doit ensuite « écrire un article de démentis pour dire que tout ce que racontent les opposants ou les voix critiques est faux ».
Sans qu’il soit fait mention de leurs commanditaires, ces sujets seront ensuite discrètement ventilés dans les différents journaux banguissois contre rémunération. selon lui, « pour un seul article publié dans leurs colonnes, les journalistes reçoivent 10 000 francs CFA (€15)». Ephrem Yalike doit aussi assurer la promotion des « instructeurs russes », autrement dit les mercenaires du groupe Wagner, dans le pays. Comme en témoigne cette instruction du 6 septembre 2022.
Ces mêmes articles, Ephrem Yalike les publie sur son blog. Ils seront ensuite repris par le site en ligne Ndjoni Sango, l’Agence de presse de l’État russe Sputnik et Grégoire D, un relais de la propagande russe sur X, sous couvert d’une fonction d’observateur militaire.
Le travail d’Ephrem Yalike va très vite se concentrer presque exclusivement à louanger les prouesses sécuritaires de l’armée centrafricaine et de ses nouveaux alliés.
Le 30 août 2021, à 100 km de la capitale, des habitants de la localité de Mbaïki brandissent des pancartes « Stop MINUSCA », du nom de la mission des Nations Unies en Centrafrique. « Des actions de mécontentement ne cessent de se multiplier pour dénoncer la passivité et l’inefficacité de la MINUSCA » peut-on lire dans des articles relayant la manifestation.
« Ces manifestations n’ont jamais émané de la volonté du peuple. Elles ont toujours été orchestrées » détaille le jeune communicant des Russes avant de préciser comment elles étaient organisées sur le terrain. « Dès qu’au loin, un véhicule de la MINUSCA [s’approchait], le guetteur [faisait] signe aux jeunes qui [s’empressaient] alors d’aller sur la route pour manifester ». En échange, chaque jeune recevait ensuite la somme de 2 000 francs CFA (soit 3 euros) selon Ephrem Yalike.
Les images de ces manifestations sont ensuite postées en ligne. Notamment par le biais d’avatars et de pages Facebook gérés par le Bureau de l’Information et de la Communication (BIC). Une officine opérant dans l’ombre, chargée de créer de faux comptes Facebook pour célébrer le régime Touadera et attaquer les opposants. Selon deux journalistes centrafricains, cette « usine à trolls » serait liée à la Présidence et aurait été dirigée à l’époque par Héritier Doneng, devenu depuis ministre de la Jeunesse et des Sports.
Extraits d’instructions envoyées par Micha (Michelo Boss) à Ephrem Yalike. (Source : capture d’écran Telegram)
Les cibles privilégiées de ces opérations ? Les institutions et les pays occidentaux à commencer par la France, les États-Unis et les casques bleus des Nations Unies. Autre tâche dévolue à Ephrem Yalike : orienter le débat public sur les ondes des radios en fournissant des experts prêts à soutenir toutes mesures prises par le régime en place et ses alliés russes.
Un appel enregistré en octobre 2022 entre un interprète, Micha et Ephrem Yalike afin que le journaliste trouve des experts de la société civile qui, en échange de 20 000 francs CFA (environ 30 euros), accepteront de faire des déclarations à la radio Lengo Songo.
Par exemple en soutenant un décret présidentiel qui met fin aux fonctions de la présidente de la Cour constitutionnelle en octobre 2022.
« Lorsque les Russes sont derrière certains décrets, ils cherchent à amplifier la communication autour [de leur entrée en vigueur] », explique le jeune journaliste avant d’ajouter que bien que ce décret soit contraire à la constitution, « ils cherchent par tous les moyens à faire savoir que la population est pour, sur les ondes de la radio Lengo Songo ».
Dans un pays où à peine 10% des habitants ont accès à internet et près des deux tiers sont analphabètes, la radio tient un rôle primordial. Les hommes de Moscou l’ont vite compris, en témoigne la création de radio Lengo Songo en 2018 quelques semaines seulement après leur arrivée. La mainmise des Russes sur cette radio est un secret de polichinelle pour la population centrafricaine. Les représentants de Lengo Songo n’ont pas répondu à nos sollicitations.
Ephrem Yalike se transforme en « petit télégraphiste » des éléments de langage pro-russes dans le pays. Ses articles étaient littéralement dictés par ses agents traitants. Il les reprenait ensuite à son compte afin d’en maquiller l’origine. Quand nous l’interviewons, il n’hésite pas à nous montrer sur son téléphone les instructions qu’il a reçues de la part de « Johnny », « Serge » ou encore « Micha » : « Traduire, lire et écrire » ; « Où pouvez-vous le placer proprement ? Sans trop de bruit ? » Des consignes données par Telegram qui sonnent comme des ordres.
Chacun de ses articles manipulés devait faire l’objet de comptes rendus. Des rapports qu’il a scrupuleusement conservés et que Forbidden Stories a pu consulter. Au plus fort de la collaboration, il gagnait 500 000 francs CFA (766 euros) par mois qu’il allait percevoir en espèces et en personne au Camp de Roux, situé à deux pas de la présidence de la République. C’est le quartier général des Russes dans le pays. « Il y a différents services à l’intérieur, il y a un service qui est dirigé par “Micha”, il y a un autre service qui est à côté qui s’occupe de la sociologie politique du pays ». Mais aussi une sinistre prison de haute sécurité où croupissent de nombreux opposants politiques.
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Secrets et soupçons de crimes de guerre
Les visites au Camp de Roux constituent les rares occasions où les deux hommes se rencontrent physiquement. Leurs échanges se limitent la plupart du temps à des messages sur Telegram, une messagerie très utilisée par les russophones. Pas de mails ni de contrat de travail : tout se fait de la main à la main, dans un climat de peur.
Les journalistes locaux avec qui l’équipe de Forbidden Stories s’est entretenue durant cette enquête gardent tous en mémoire l’assassinat en juillet 2018 de trois journalistes russes venus enquêter sur le groupe Wagner. Ce triple meurtre n’a jamais été élucidé. Mais dans le pays, le message est passé. Oser documenter de façon critique les activités russes fait courir de grands risques. Travailler à leurs côtés peut se révéler tout aussi dangereux. C’est ce qu’Ephrem va découvrir en mars 2022.
« Ce jour-là, “Micha” m'a menacé directement de me tuer si je ne lui disais pas la vérité. »
L’épisode débute fin février, quand Micha lui intime l’ordre d’embarquer à ses côtés dans un petit avion, direction Bouar. Dans cette ville de l’Ouest du pays, des exactions auraient été commises par des groupes rebelles contre la population locale. Ephrem est censé en faire état dans un article.
La version officielle qu’il va devoir relayer évoque un vol de bétail qui aurait dégénéré en affrontement armé entre des rebelles et des éleveurs Peuls. Deux jeunes Peuls ont été gravement blessés et gisent sur leurs lits d’hôpital. Ephrem les prend en photo ainsi que leurs blessures : de profondes entailles sur le corps et des bandages autour du crâne.
« Je lisais dans le visage des deux gars qui étaient sur le lit, qu’ils n’étaient pas du tout à l’aise, comme s’ils étaient forcés de faire quelque chose… le langage corporel quoi… ». « Moi-même personnellement j’ai complètement perdu confiance dans le travail que j’étais en train de faire » se souvient Ephrem Yalike.
De retour à Bangui, il est rattrapé par des doutes et décide de confronter « Micha ». « Il a admis que les Russes avaient attaqué ces Peuls par erreur et qu’ils avaient maquillé la vérité en disant qu’ils les avaient sauvés ». Ephrem Yalike rédige malgré tout un article pour Le Potentiel centrafricain. Son récit reprend la thèse officielle et vante la bienveillance des membres de Wagner qui ont pris en charge les deux blessés.
Mais un mois plus tard, le scandale éclate dans Les Dernières nouvelles, un journal concurrent de celui qui emploie Ephrem. Sur une pleine page, l’incident de Bouar est relaté. La version des événements est radicalement différente de celle relatée par Ephrem. « Les mercenaires russes qui se font passer pour des sauveurs blessent grièvement deux Peuls à 5 kilomètres de Bouar » commence par titrer le journal. « Deux Peuls qui voulaient réagir pour sauver leur bétail et protéger leurs familles se sont vus tabassés et blessés gravement par ces criminels russes qui ont réussi à s’emparer d’un bœuf qu’ils ont tué et emporté » écrit l’auteur de l’article. Au Camp de Roux, c’est la panique chez les Russes. « Micha » et ses collègues sont furieux. Ils commencent par faire acheter la quasi-totalité des copies papier du journal disponibles à Bangui.
Article contredisant la thèse officielle de l’incident de Bouar, paru dans le journal Les dernières nouvelles le 28 mars 2022.
Pour eux, c’est certain, quelqu’un a parlé aux Dernières nouvelles. Ils cherchent désormais à identifier la taupe. Parmi les suspects, Ephrem est en haut de leur liste. Il était sur place et a rencontré les victimes.
Pour Ephrem, la journée commence par un message de Micha. « Micha m’écrit à 9 heures et me dit de le retrouver au Camp de Roux. Je lui réponds que je ne suis pas encore prêt ». Ephrem n’a même pas le temps de finir de se préparer : Micha est devant chez lui. La surprise laisse place à la peur. « Il est devant mon portail, alors que je ne lui avais jamais dit où j’habitais ».
Sans ménagements, « Micha » et son interprète, pistolets à la hanche, embarquent Ephrem Yalike dans leur 4×4 aux vitres teintées et l’emmènent au milieu d’une forêt à 26 km de Bangui. Isolé et à l’abri des regards, le journaliste est soumis à un interrogatoire.
Son employeur russe le prévient, Ephrem doit tout lui dire. « Ce jour-là, [Micha] m’a menacé directement de me tuer si je ne lui disais pas la vérité ». Afin de corroborer les dires du journaliste, l’interprète lui confisque son téléphone. « il a appelé chaque contact de mon répertoire un à un pour vérifier [que je n’avais pas fait fuiter l’information] ». Les deux Russes n’ayant rien trouvé de compromettant, ils repartent en laissant Ephrem seul au bord de la route.
L’épisode a terrorisé Ephrem Yalike. Pour dissimuler leurs exactions présumées, les Russes sont prêts à tout, y compris au pire. Il en a été le témoin direct et aurait pu en être la victime. Pour lui, une conclusion s’impose. « À ce moment, j’ai eu envie de partir, mais je ne pouvais pas. Pourquoi ? Parce que Micha m’a dit que (…) partout où je vais, ils ont le contrôle sur moi. »
« Micha », le mystérieux agent du « projet Lakhta »
Qui est donc ce « Micha » omnipotent et omniprésent ? Cet homme à lunettes, semble être passé maître dans l’art de cultiver son anonymat. C’était sans compter sur une rare série de photos prises par Ephrem à l’occasion d’un entraînement de la police de Bangui en novembre 2022.
Des photos mal cadrées qui vont cependant nous permettre d’identifier le même personnage sur des clichés plus exploitables postés sur la page Facebook de l’ambassade de Russie à Bangui. Nous avons comparé cette image à des centaines de photos postées sur les réseaux sociaux parmi les milieux proches du groupe Wagner à l’époque, en 2022.
Photographies de Mikaïl Prudnikov en novembre 2022 et mai 2023, postées sur la page Facebook de l’ambassade de Russie en République centrafricaine.
Après des semaines de recherches en sources ouvertes, l’enquête menée par Forbidden Stories et ses partenaires dévoile finalement l’identité de l’homme qui a recruté Ephrem en 2019. Il s’appelle Mikhaïl Mikhaïlovitch Prudnikov. Sa présence en plein cœur de Bangui ne doit rien au hasard. Âgé de 38 ans, il est originaire de l’Oblast de Tambov au sud de Moscou et a toujours été très engagé politiquement, si l’on en croit son CV.
Au sein de « Nashi », le mouvement de la jeunesse pro-Poutine d’abord, puis dès 2010, en se présentant aux élections de la Douma de sa région, la chambre basse du Parlement russe. Battu, il se serait pris de passion pour un sujet porteur dans la Russie d’aujourd’hui : la guerre informationnelle et le soft power. Des sujets qu’il aborde lors d’un séminaire qu’il a lui-même organisé en 2016. C’est l’une des dernières traces qu’il laisse sur internet avant de disparaître de la toile.
Six ans plus tard, nous retrouvons sa trace à neuf mille kilomètres de là, en République centrafricaine. Il est devenu l’un des rouages du « projet Lakhta », lancé par Evgueni Prigojine et regroupant « usine à trolls » et relais médiatiques à l’origine de dizaines d’opérations d’influence russes à travers le monde. Au sein de cette entreprise globale de désinformation, Africa Politology joue un rôle central. Pour le Trésor américain, c’est « une organisation de propagande liée à Wagner […] visant à inciter les pays occidentaux à retirer leur présence en Afrique et [étant à l’origine] d’une série d’opérations d’influence russes en République centrafricaine ». Une proximité présumée avec le groupe paramilitaire russe qui lui vaut d’être placé sous sanction au Canada ainsi qu’aux États-Unis.
Au sein de cette structure, Mikhaïl Prudnikov aurait occupé plusieurs postes. D’après des documents obtenus et partagés par notre partenaire Dossier Center, un organe financé par l’ancien oligarque en exil et opposant à Vladimir Poutine, Mikhaïl Khodorkovski, Mikhaïl Prudnikov a d’abord participé à des opérations de manipulation au Soudan. Il a ensuite été nommé responsable de la gestion des médias en Centrafrique. Une mission très similaire à celle décrite par Ephrem Yalike et pour laquelle M. Prudnikov aurait été payé 250 000 roubles, soit 2360 euros par mois en 2019 d’après les documents obtenus par le Dossier Center.
Les experts russes de l’ingérence en Afrique
Mikhaïl Prudnikov a fait ses armes avec Sergueï Mashkevitch, l’homme qui fut à la tête d’Africa Politology au moins jusqu’en 2022, selon plusieurs sources concordantes. Avec d’autres spécialistes en désinformation, ils ont mis en place un système d’ingérence dans les médias au Soudan. Mikhaïl Prudnikov serait ensuite venu s’installer dans la capitale centrafricaine.Nous sommes en mesure de confirmer, selon plusieurs sources, que Mikhaïl Prudnikov est toujours actif en République Centrafricaine à l’heure où cette enquête est publiée. Il n’a pas répondu à nos sollicitations.
Les méthodes « testées et approuvées » en Centrafrique ont depuis été répliquées ailleurs en Afrique . Tout un système de désinformation mis en place grâce à des relais locaux comme Ephrem Yalike, indispensables pour faire passer le message aux populations locales. Ensemble, ils ont servi officieusement l’agenda officiel de la Russie dans le pays.
« J'ai fui [...] les mains nues, sans rien prendre. J’ai juste pu sauver mon corps »
À son échelle, Ephrem est un témoin clé de ce système. Des dizaines d’autres journalistes ont pu être recrutés ailleurs en Afrique pour être enrôlés dans ce réseau. Lui, a cherché à en sortir à tout prix. Il a été terrifié par l’épisode de Bouar, mais aussi convaincu qu’il fallait lancer l’alerte.
Avec le soutien crucial et permanent de la Plateforme de Protection des Lanceurs d’Alerte en Afrique (PPLAAF), le journaliste a cherché par tous les moyens à quitter le pays.
Seule solution, traverser le fleuve et fuir en République démocratique du Congo voisine. « J’ai fui […] les mains nues, sans rien prendre. J’ai juste pu sauver mon corps ». Un départ tellement discret qu’aujourd’hui certains le croient toujours au fond d’une cellule au Camp de Roux.
Désormais en lieu sûr, il reste déterminé à dénoncer ces méthodes. Bien conscient que les autorités de son pays n’hésiteront pas à décrédibiliser son récit, quitte à utiliser les méthodes développées par Mikhaïl Prudnikov, l’une des figures les plus secrètes de cette puissante machine à manipuler la Centrafrique.