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Dans les ruines de Khan Younès, le dernier tournage de Samer Abu Daqqa
Le 15 décembre 2023, Samer Abu Daqqa et Wael Al Dahdouh partent en reportage pour Al Jazeera à Khan Younès, au Sud de Gaza. Alors qu’ils accompagnent des secouristes de la Défense Civile, ils sont touchés par des tirs de l’armée israélienne. Samer Abu Daqqa et trois autres personnes sont tués. Les images qu’ils ont tournées ce jour-là ont été perdues. A l’aide de témoignages et d’une enquête en sources ouvertes, nous retraçons leur dernier tournage.
(Visuel : Mélody Da Fonseca)
- Samer Abu Daqqa venait de filmer près de l’école Farhana, lorsqu’il a été touché par un drone israélien. Nous avons obtenu le témoignage d’un des premiers secouristes sur place. Selon lui, Samer Abu Daqqa a été la cible de plus d’un tir.
- Nous avons retrouvé une ancienne élève de cette école, Ruaa, 17 ans, aujourd’hui déplacée à Rafah. Elle n’a plus de nouvelles de la plupart de ses camarades.
- La Défense Civile avait pour mission de récupérer une pelleteuse coincée dans la cour de l’école. Nous avons retrouvé cette pelleteuse en photo, trois mois après le drame.
- Khan Younès n’est plus qu’un champ de ruines. Plus de 75% des bâtiments de la rue de l’école Farhana ont été endommagés.
- L’armée israélienne a indiqué au consortium examiner le cas de Samer Abu Daqqa en interne. Le cas est porté par Al Jazeera et RSF devant la Cour Pénale Internationale.
Par Eloïse Layan
25 juin 2024
Avec Walid Batrawi et Youssr Youssef
Lorsque les journalistes Samer Abu Daqqa et Wael Al Dahdouh arrivent au bout de la rue Al-Zeini en plein centre-ville de Khan Younès, l’école pour filles est déserte. Comme partout dans la bande de Gaza, les cours ont cessé après les attaques terroristes du Hamas et le début de la guerre. Les jours qui ont suivi le 7 octobre, le compte Facebook de l’établissement a dispensé quelques consignes de sécurité, puis égrené les noms des premiers morts : un professeur, une élève. Puis, plus rien.
Ce 15 décembre, la bâtisse aux teintes jaunes et rouges, typiques des écoles publiques de Gaza, tient encore debout, mais les panneaux solaires qui surmontaient un des bâtiments ont disparu. Autour, des bâtiments détruits. Les journalistes d’Al Jazeera remballent leur matériel, prennent le chemin du retour. L’école Farhana est leur dernier lieu de tournage, après avoir passé près de deux heures à filmer dans le quartier. Quelques mètres plus loin, ils sont touchés par un tir – celui d’un drone, selon Al Jazeera.
Les deux secouristes de la Défense Civile Nour Saqr et Hosni Nabhan qui accompagnent les journalistes, de même que Rami Bdear, vidéographe pour le ministère de l’Intérieur du Hamas qui documentait leur travail, sont tués sur le coup. Rami Bdear était aussi correspondant pour le media palestinien New Press, et à ce titre il figure dans certains décomptes du nombre de journalistes tués à Gaza. Certains de ses posts facebook sont ouvertement pro-Hamas.
Wael Al-Dahdouh, chef du bureau d’Al Jazeera à Gaza, une figure du journalisme palestinien, est lui blessé au bras. Dans ses témoignages à Al Jazeera, il raconte avoir vu leurs corps « en morceaux ». Il dit aussi avoir vu son collègue, le journaliste cameraman Samer Abu-Daqqa – 45 ans, vingt ans de carrière pour Al Jazeera, et dont la femme et les quatre enfants vivent en Belgique – gravement touché au niveau des jambes, mais encore vivant : « J’ai vu qu’il pouvait bouger la tête, mais il ne pouvait pas se lever. Je ne pouvais rien faire. » Wael Al-Dahdouh saigne et craint de nouvelles frappes. A pied, il parcourt les centaines de mètres qui le séparent des véhicules de la Défense civile – une unité de pompiers et secouristes qui dépend du ministère de l’Intérieur – avec lesquels l’équipe est arrivée plus tôt dans le quartier. Il est transporté de toute urgence à l’hôpital Nasser.
Yazan Abu Daqqa rend hommage à son père Samer Abu Daqqa sur Instagram. (Capture d’écran / Forbidden Stories)
Ce n’est que cinq heures plus tard, après de longues heures à attendre le feu vert de l’armée israélienne, que la Défense Civile pourra revenir chercher Samer. Il fait déjà nuit, les secouristes l’appellent et le cherchent à l’aide de leurs lampes torches. Ils retrouvent son gilet pare-balles siglé « Presse » contre un mur, comme s’il s’en était délesté. Et plusieurs mètres plus loin, son corps. C’est pour eux – en plus des multiples blessures qu’ils constatent – la preuve que le cameraman a réussi à ramper sur plusieurs mètres, avant d’être touché par au moins un deuxième missile ou des éclats de missile. Selon un proche de Samer qui a vu son corps, il aurait été touché à la jambe gauche, à l’œil droit (ce qu’attestent des photos de son visage rendues publiques), et sur l’intégralité de son flanc droit. Sa caméra aurait été totalement détruite, ses images perdues, selon un confrère journaliste.
Pendant quatre mois, Forbidden Stories et ses médias partenaires ont enquêté sur la mort de plus de cent journalistes à Gaza. Nous avons aussi voulu raconter leurs derniers reportages. Voici celui de Samer Abu Daqqa.
La rue Al-Zeini, et l’école Farhana à gauche, avant la guerre. (Capture d’écran / Khan Younès Secondary School for Girls / Forbidden Stories)
« Personne encore n’avait pu filmer ces quartiers »
En fin de matinée ce 15 décembre, l’équipe s’est donné rendez-vous au nouveau QG de la Défense civile de Khan Younès déplacé près de l’hôpital Nasser. Selon un témoin de la Défense civile, Samer Abu Daqqa et Wael Al Dahdouh revêtent leurs casques et gilets pare-balles. Ils veulent aller « filmer les destructions » dans le centre-ville. A la mi-journée, l’équipe part pour le Block 49, qui figure sur la liste des lieux à évacuer depuis plus de dix jours. En atteste la carte publiée sur Twitter par le lieutenant-colonel Avichay Adraee, porte-parole pour les médias arabes de l’armée israélienne, avec pour légende : « Chers résidents de Gaza, […] obéir aux instructions d’évacuation est la voie la plus sûre pour préserver votre sécurité, vos vies et les vies de vos familles ».
« Nous voulions montrer au monde des images jamais vues jusque là […] et effectivement, nous avons filmé des images de destructions absolument terrifiantes. »
Depuis le 1er décembre, plusieurs unités de l’armée israélienne ont été déployées dans la ville de 400.000 habitants de Khan Younès. Le matin même du 15 décembre, aux alentours de 9h30, les images satellitaires attestent d’un nuage de fumée – un signe d’explosion, selon plusieurs analystes – à 700 mètres du lieu de tournage des journalistes, trois heures avant leur arrivée.
Emblématique, la ville est décrite par l’armée israélienne comme « le centre de gravité du Hamas et un symbole autoritaire et militaire d’où sont originaires ses cadres militaires et politiques ». Le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar, contre qui le procureur de la Cour pénale internationale a requis un mandat d’arrêt le 20 mai 2024, est lui-même natif de Khan Younès. Pour l’équipe d’Al Jazeera, il est crucial de se rendre au cœur de la ville, après quinze jours de combats et de bombardements. C’est aussi une première. « Personne encore n’avait pu filmer ces quartiers. Depuis le début des opérations au sol, même la Défense civile et les unités de secouristes n’y avaient pas eu accès », explique Wael-Al-Dahdouh depuis son lit d’hôpital le jour du drame.
Le lendemain, le 16 décembre, il ajoute : « Nous voulions montrer au monde des images jamais vues jusque là […] et effectivement, nous avons filmé des images de destructions absolument terrifiantes. » Il rapporte avoir été informé par la Défense Civile que la mission était coordonnée et approuvée par l’armée israélienne. Cependant, la Défense Civile nous a indiqué ne pas avoir réalisé elle-même la coordination. Il n’est donc pas établi que l’armée israélienne ait été informée de la venue de journalistes dans la zone.
Pour se rendre sur le terrain, les journalistes d’Al Jazeera partent avec deux véhicules siglés de la Défense civile. Alors qu’ils arrivent au niveau de la rue Al-Zeini, près de la très populaire enseigne Rummana Refreshments, un glacier et vendeur de jus de fruits, le passage est bloqué. Wael Al Dahdouh, Samer Abu Daqqa, Nour Saqr, Hosni Nhaban et Rami Bdear décident de continuer à pied. Sur leur passage, les premières destructions. Le bâtiment de la Palestinian Production Bank est entièrement à terre, détruit par un tir filmé en direct le 11 octobre. C’est devant les décombres de cette banque qu’est retrouvé, plus tard, le corps de Samer Abu Daqqa, selon le secouriste Bilal Hamdan.
Un flahsmob à l’école Farhana en 2020, le mot « Palestine » est dessiné (un même flashmob a eu lieu en 2022). (Capture d’écran / Khan Younès Secondary School for Girls / Forbidden Stories)
L’équipe pousse jusqu’à l’école Farhana, à quelques mètres à peine, avant la mairie. Il existe beaucoup de photos de l’école avant la guerre, de ses pans de pelouse, son terrain de basket peint en rouge et vert dans la cour. Il y a aussi la vidéo d’un flashmob : les élèves avancent dans la cour de l’établissement et forment le mot Palestine ; certaines d’entre elles portent le drapeau de leur État. Ou encore cette vidéo d’une journée spéciale où « les élèves vont diriger l’école et faire classe comme des professeurs », explique une adolescente, écharpe rose autour du cou. Cette étudiante, nous l’avons retrouvée et jointe par téléphone. Ruaa, 17 ans, était réfugiée à Rafah lorsque nous lui avons parlé le 22 avril dernier. Elle nous a raconté « l’aventure » qu’étaient pour elle ses études à l’école Farhana, « l’une des plus belles périodes de ma vie… Quant au flashmob, on voulait faire passer notre message au monde entier, on voulait montrer que nous tenons à notre pays, qui est occupé par Israël. »
« J’avais de très bons souvenirs, maintenant l’école porte la mémoire d’un bombardement dans lequel Samer Abu Daqa a été tué, et Wael Al-Dahdouh a été blessé. »
Elle nous raconte aussi le gâchis, « cette année perdue » alors qu’elle finissait son cursus en section scientifique. Le frère et la sœur de Ruaa ont été tués dans le bombardement de sa maison, l’après-midi du 18 octobre. Elle n’est désormais en contact qu’avec deux de ses camarades de classe, et n’a plus de nouvelles des autres. Les communications sont trop difficiles, d’autant qu’elle a perdu son téléphone, alors elle ne compose que les numéros qu’elle connaît par cœur. Quant à son quartier, son école, elle n’est pas retournée sur place, mais elle en a vu des photos : « Tout est détruit, c’est difficile de reconnaître les lieux. J’avais de très bons souvenirs, maintenant l’école porte la mémoire d’un bombardement dans lequel Samer Abu Daqa a été tué et Wael Al-Dahdouh a été blessé. »
Récupérer une pelleteuse dans la cour de l’école
A Gaza, les engins de chantier manquent cruellement. Si les journalistes d’Al Jazeera se rendent précisément à l’école Farhana, c’est parce que la Défense Civile veut tenter de récupérer une pelleteuse coincée dans la cour de l’établissement. Ce seront les dernières images tournées par Samer Abu Daqqa. Le secouriste Nour Saqr est aussi mécanicien, c’est lui qui va pouvoir examiner la machine. « Ces derniers jours, il me parlait des difficultés, du manque d’équipement pour sortir les corps des décombres », nous raconte son frère depuis la Grèce, où il vit depuis sept ans. À peine une semaine avant sa mort, c’est aussi le constat que fait Rami Bdear, le vidéographe du ministère de l’Intérieur qui accompagne l’équipe : « Nos concitoyens s’imaginent que la Défense civile est puissante, que l’on peut travailler. Mais nous n’avons que nos bras ! » déclare-t-il lors d’une interview au média Alghad TV, le 7 décembre 2023. Dans un rapport publié en 2017, le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU fait effectivement état de restrictions en équipements imposées par Israël, et des capacités opérationnelles de la Défense civile qui « auraient décliné de 60 % depuis 2008 à Gaza. » L’Union européenne a de son côté fourni des véhicules à l’organisation de secours, en 2015 par exemple, mais côté Cisjordanie seulement ; rien à Gaza depuis la prise de contrôle de l’enclave palestinienne par le Hamas en 2007. Muhammad Al-Mughair, directeur de l’approvisionnement et de l’équipement de la Défense Civile à Gaza, l’assure : « Cette pelleteuse, nous en avions besoin. »
L’école Farhana, le 8 mars 2024, et la pelleteuse coincée dans les décombres (Credit : HassanEslaiah / Instagram).
Cet engin jaune, de marque Caterpillar, nous avons retrouvé sa trace en mars 2024. Trois mois après la mort des journalistes et des secouristes, il était coincé au milieu d’un tas de gravats. Nous l’avons d’abord repéré sur une vidéo publiée par le journaliste Hassan Eslaiah le 7 mars 2024 sur Instagram. On y voit les cadavres décomposés d’un homme et de son fils au milieu de la cour de l’école Farhana, ainsi que la pelleteuse en arrière-plan. Elle apparaît aussi dans une deuxième vidéo tournée par le même journaliste, qui filme les décombres dans le quartier. (En novembre 2023, Hassan Eslaiah a été accusé par l’organisation pro-Israël Honest Reporting d’avoir couvert les évènements du 7 Octobre infiltré avec le Hamas, une accusation remise en cause par le média +972, et qu’il avait de son côté rejetée auprès du journal Libération). Les bâtiments de l’école sont éventrés, le grand portail rose a du mal à tenir debout, la pelleteuse a les câbles complètement défaits et son socle endommagé. Le directeur de l’équipement de la Défense civile à Gaza nous le confirme : selon lui, il s’agit bien de l’engin que son équipe était venue chercher.
La rue de l’école Farhana détruite à 75 %
Un post Facebook d’un soldat israélien: « À Khan Younès, comme à Shuja’iyya “harbu darbu” (“détruisez-les”). » (Capture d’écran / Forbidden Stories)
Samer Abu Daqa et Wael Al Dahdouh étaient partis filmer les premières destructions du centre de Khan Younès. Depuis, la ville est devenue un champ de ruine, des tas de pierres au sol, des étages entiers détruits, des trous béants… Sur l’une des photos publiées en ligne par des soldats israéliens, l’un d’entre eux commente « Harbu Darbu » (« détruisez-les »), du nom d’un morceau de rap viral (plus de 20 millions de vues) appelant à bombarder la bande de Gaza. D’autres se prennent en photo avec des banderoles de foot du club de leur ville devant la carcasse d’un immeuble. Selon les données de l’UNOSAT, l’agence d’analyse d’images satellites des Nations unies, 55 % du bâti de la bande de Gaza a été détruit ou endommagé. En reprenant leurs données, sur la seule rue Al-Zeini, nous comptons que plus des trois-quart des immeubles ont été touchés.
Les destructions dans le quartier de l’école Farhana au 1er avril 2024. (Données UNOSAT)
Depuis le retrait des troupes israéliennes, certains habitants sont revenus à Khan Younès, surtout pour constater les dégâts. Des civils nous ont raconté les meubles et canapés brûlés, les fenêtres soufflées, quand ce n’est pas leur immeuble entier qui a été détruit. A l’école Farhana, la pelleteuse ne serait plus là. Selon la Défense civile, elle aurait été récupérée par une entreprise palestinienne du BTP avant le départ de l’armée en avril dernier.
Depuis la Belgique où ils résident, les fils adolescents de Samer Abu Daqqa continuent de rendre hommage à leur père sur les réseaux sociaux. Le nom du journaliste figure désormais dans les dossiers portés devant la Cour pénale internationale (CPI) via la plainte de Reporters sans frontières, et celle d’Al Jazeera pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Sollicitée une première fois par Forbidden Stories, l’armée israélienne a déclaré « n’avoir jamais et ne jamais cibler délibérément des journalistes », ce que réfute l’avocat de la chaîne qatarie Rodney Dixon : « Le groupe ne représentait pas une menace militaire, il n’y avait pas de raison militaire de les attaquer. Et si ce n’était qu’une grande erreur, pourquoi l’armée israélienne ne s’est pas assurée que [Samer] puisse être immédiatement soigné ? Sa vie aurait pu être sauvée ».
Dans sa dernière réponse au consortium le 20 juin dernier, l’Armée israélienne a indiqué que « l’incident » était en train d’être examiné en interne, via le « Fact Finding Assessment Mechanism » (FFAM), un mécanisme qui peut amener à l’ouverture d’une enquête criminelle. Selon l’avocat israélien Michael Sfard, « les cas qui ont suscité une grande émotion sont généralement examinés par le FFAM, et je pense qu’une des raisons pour Israël est de pouvoir dire “regardez, une enquête est en cours”. Je présume aussi que les autorités israéliennes peuvent penser que cela pourrait servir à invoquer le principe de complémentarité au niveau de la Cour Pénale Internationale ». En vertu de ce principe, la Cour ne peut en effet enquêter que si l’État concerné ne le fait pas, ne le peut pas ou n’est pas réellement disposé à le faire. A la question posée par un membre du consortium sur l’activation du mécanisme FFAM pour empêcher la CPI de conduire sa propre investigation, un haut gradé de l’Armée israélienne a répondu « bien sûr cela fait partie de notre raisonnement », mais a nié que cela était pour « protéger quiconque ». L’avocat Michael Sfard ajoute douter que le FFAM « soit d’une valeur telle qu’il atteigne les standards internationaux qui empêcheraient une poursuite de la Cour ».