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Assassinat de Rafael Moreno : Révélations sur les millions détournés de Córdoba
Six mois après l’assassinat du journaliste colombien Rafael Moreno, trente journalistes coordonnés par Forbidden Sorties ont repris ses enquêtes sur la corruption massive dans la province de Córdoba et révèlent un système de favoritisme dans l’octroi de contrats publics. Une pratique qui pourrait concerner plusieurs millions d’euros.
Par Paloma Dupont de Dinechin
April 18, 2023
Contributeurs : Andrea Rincón (Cuestión Pública), Edier Buitrago (Cuestión Pública), Ivonne Rodriguez (CLIP), Claudia Duque (freelance), Juan Diego (El País), Felipe Morales (El Espectador).
Traduit par Phineas Rueckert
«Si vous voulez me tuer, tuez-moi mais, je vous le dis d’emblée, vous n’allez pas me faire taire. » Le 21 juillet dernier, dans une vidéo de 37 minutes diffusée en direct sur Facebook, le journaliste Rafael Moreno dénonce avec vigueur le détournement d’argent public sur lequel il enquête dans la province de Córdoba, au nord de la Colombie. Références à l’appui, il cite des contrats qu’il estime artificiellement gonflés, mentionne des travaux jamais finalisés, nomme des entreprises et affiche sa détermination. « Ils volent la municipalité (…). Quelqu’un se doit de mettre le doigt dans la plaie (de la corruption, ndlr) dans cette région », scande-t-il, casquette sur la tête et polo blanc floqué du nom de son média.
Cette province, où lui-même vit, est un corridor stratégique de la route du narcotrafic. Les accords de paix de 2016 avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) n’ont mis fin ni aux troubles civils ni aux scandales de corruption, dont le journaliste s’est fait une spécialité, presque une obsession. Sur la page Facebook de son média Voces de Córdoba (La Voix de Córdoba, ndlr), qu’il a lancé en 2018, Rafael Moreno n’épargne personne. Ses 56 000 abonnés ne ratent pas une miette des affaires qu’il dénonce quasi quotidiennement et qui concernent aussi bien des hommes politiques locaux que des sociétés minières ou des groupes paramilitaires. Son ton, volontiers excessif, lui a valu une notoriété locale qui l’expose.
Dans sa vidéo du 21 juillet, le journaliste de 37 ans évoque la dernière menace qu’il a reçue, retrouvée le 2 juillet dans le coffre de sa moto : face caméra, il tend une balle de revolver, accompagnée d’une note anonyme. « (…) Tu sais maintenant que nous connaissons chacun de tes mouvements, où tu vas, à quelle heure tu te lèves, à quelle heure tu te couches, lit le journaliste, d’un débit saccadé et résolu. Nous savons où tu bois des coups à Montelíbano, ou plutôt nous savons tout de toi, nous n’allons pas te pardonner ce que tu fais. Alors tu sais, mon ami, que le reste du chargeur de ce 9mm est prêt pour toi ? »
Moins de trois mois après la diffusion de cette vidéo, le 16 octobre 2022 peu après 19h, Rafael Moreno est en train de boucler la caisse du Rafo Parilla, le fast-food qu’il tient en plus de son travail de journaliste, quand un homme pénètre dans le restaurant, la tête recouverte d’une casquette. Celui-ci dégaine un révolver et lui tire dessus à trois reprises. Rafael Moreno meurt sur le coup. Aujourd’hui, son assassin court toujours.
Pendant six mois, trente journalistes d’investigation ont repris son travail, comme il le souhaitait. Quelques jours à peine avant sa mort, il était en contact avec Forbidden Stories pour mettre à l’abri ses informations via le Safebox Network. Ce réseau permet à des journalistes menacés partout dans le monde de protéger leurs enquêtes les plus sensibles. Si l’un d’eux est enlevé, emprisonné ou assassiné, Forbidden Stories et ses médias partenaires peuvent ainsi poursuivre le travail entamé, afin de le faire connaître au plus grand nombre.
Grâce à des centaines de documents et de mails du journaliste de Voces de Córdoba, ce consortium a poursuivi les enquêtes de Rafael Moreno sur les affaires de corruption locale et de détournement d’argent public, enquêtes publiées par 32 médias dans le monde.
En analysant systématiquement tous les contrats publics des municipalités qui intéressaient le journaliste, en se rendant sur le terrain et en interrogeant de nombreuses sources, le consortium a pu mettre à jour un système de favoritisme dans la province de Córdoba et révèle aujourd’hui un probable détournement d’argent public qui pourrait concerner plusieurs millions d’euros dans cinq municipalités de la région.
Kiara Sánchez, épouse de Rafael Moreno à gauche et Maira Moreno, soeur cadette du journaliste dans l’appartement de Rafael Moreno, cinq jours après son assassinat. (source : Forbidden Stories)
La voix de Córdoba
Quatre jours après l’assassinat de son mari, Kiara Sánchez revient pour la première fois dans l’appartement qui servait de bureau au journaliste. Avec elle, d’autres membres de la famille et des reporters du consortium Forbidden Stories.
Sur sa table, une montagne de documents administratifs et des centaines de requêtes pour l’obtention d’informations relatives à l’attribution de marchés publics. En Colombie, ces dernières sont un outil privilégié pour obtenir des informations sur des sujets d’intérêt public. Dans le sud de Córdoba, Rafael Moreno était l’un des seuls à déposer ce type de requêtes, relativement efficaces, mais qui peuvent valoir des représailles à leur auteur. Dans la dizaine de jours précédant sa mort, il en avait déposé quatre.
Pour survivre et subvenir aux besoins de sa famille dans une région où aucun média n’aurait pu financer ses enquêtes chronophages et dérangeantes, Rafael avait ouvert début 2022 un petit poste de lavage de voiture, puis le fast-food Rafo Parilla, inauguré trois semaines avant sa mort. Chaque semaine, il faisait aussi cinq heures de route dans la voiture d’un ami pour acheter des poissons qu’il revendait à ses voisins.
Malgré ces trois activités, il trouvait toujours le temps de poster des vidéos pour alimenter sa page Facebook Rafael Moreno Periodista Investigador (Rafel Moreno, journaliste d’investigation, ndlr) et celle de son média Voces de Córdoba. Sur son site, sorte de bûcher des idoles, personne n’était intouchable : conseillers, maires, gouverneurs… Même ses confrères de la presse pouvaient faire les frais des attaques féroces et souvent très bien documentées du journaliste. Sa petite sœur, Maira Moreno, dont il était très proche, se rappelle lui avoir dit : « Tu vas trop loin, tu serais même prêt à me dénoncer moi ta sœur. » Ce à quoi il avait répondu, très sérieusement : « Oui si tu agis mal. » Aucune limite, aucun lien d’amitié ne pouvait l’arrêter dès lors qu’il s’agissait de corruption. Dans une interview avec un membre du consortium, Rafael Martínez, numéro deux de la municipalité de Puerto Libertador, qu’une amitié de vingt ans avec le reporter ne mettait nullement à l’abri de ses saillies, le confirme : « Il nous lançait des peaux de banane constamment, n’importe qui peut l’avoir tué. »
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Des ressources naturelles pillées par une puissante famille
Le 7 octobre 2022, Rafael Moreno, qui se sait très menacé, commence à partager avec les équipes de Forbidden Stories en charge du Safebox Network de nombreux éléments d’une investigation dans laquelle il est très investi : « Nous menons actuellement une enquête très rigoureuse et nous avons rencontré de nombreux problèmes. Il s’agit presque d’un mode de fonctionnement dans lequel les administrations publiques, les entrepreneurs et les consortiums utilisent le bassin de la rivière d’Uré et les matériaux du bassin pour des travaux publics, sans disposer d’aucun permis, de licence ou de titre. »
Rafael Moreno a découvert que des dizaines de camions se rendent quotidiennement aux abords d’une rivière qui se situe au pied d’un parc national naturel où ils récupèrent du sable destiné à des travaux publics, selon lui, en toute illégalité. En cherchant les responsables, le journaliste réalise que l’un des lieux d’extraction appartiendrait au clan Calle, l’un des six clans politiques qui se disputent le pouvoir à Córdoba.
Fidèle à son sens de la mise en scène, il se filme en direct de la propriété, dénonçant cette pratique devant une pelleteuse. La vidéo se propage sur les réseaux sociaux, de quoi mettre à mal l’image du puissant clan.
Le terrain en question appartient à Carmen Aguas, la femme de Gabriel Calle, patriarche de la famille. Ex-député de la province et ancien maire de Montelíbano (2012-2015) une ville centrale de la région, celui-ci est visé par plusieurs enquêtes notamment pour prise illégale d’intérêts et enrichissement illicite. Il est également issu d’une famille liée au trafic de drogue ; son cousin César Cura Demoya a été condamné aux États-Unis pour trafic de drogue et blanchiment d’argent. L’un de ses fils, Gabriel Calle Aguas, qui a été le directeur de campagne local de l’actuel président du pays, Gustavo Petro et chef de cabinet du ministre de l’intérieur, est candidat aux prochaines élections régionales d’octobre 2023 pour devenir gouverneur de la région de Córdoba.
Yamir Pico, cousin de Rafael Moreno et lui aussi journaliste, considère l’affaire « extrêmement sensible », particulièrement en période de campagne électorale. « Rafael s’est introduit dans la propriété privée des Calle, or il s’agit d’une famille sur laquelle on publie généralement des informations avec précaution, car on sait de quoi ils sont capables. » Trois journalistes proches de Rafael Moreno dont Yamir Pico, ont publié l’information de Rafael Moreno. Ils ont tous reçu des menaces après l’assassinat du journaliste.
Interrogé par le consortium, Gabriel Calle Demoya réfute toute responsabilité dans l’extraction de sable : « Le gros problème n’est pas Gabriel Calle, le propriétaire présumé du site d’extraction illégale. Il s’agirait plutôt des entreprises qui réalisent des travaux avec des matériaux provenant de carrières illégales. » L’ancien maire de Montelíbano ajoute que les camions ont été filmés sur une route publique et non sur la propriété de sa femme, bien que le cadastre ne mentionne nullement l’existence d’une route publique à cet endroit.
Grâce aux plaques d’immatriculation d’un camion filmé par Rafael Moreno, Forbidden Stories a pu remonter jusqu’au propriétaire, l’entreprise de construction JV Ingeniería, représentée par un certain Juan Carlos Amador Carrascal, qui n’a pas répondu à nos sollicitations. L’homme s’était déjà distingué en 2012 dans une affaire de rénovation d’école mal réalisée. Un dysfonctionnement dans le système de traitement des eaux usées avait plongé les salles de classe dans des odeurs fétides.
Le 12 octobre, soit quatre jours avant son assassinat, Rafael Moreno envoie de nouveau des demandes officielles pour obtenir des documents sur la rivière d’Uré et la propriété des Calle auprès de la mairie. La réponse arrivera deux jours après sa mort.
Contacté par Forbidden Stories, Custodio Liborio Acosta Urzola, le mairie de San José de Uré où se trouve la propriété des Calle a déclaré que la municipalité n’avait « pas connaissance de l’extraction de sable dans la rivière d’Uré » et que la mairie avait surveillé des « possibles points d’extraction de matériel, sans résultats ».
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Espedito Duque, de mentor à « menteur »
Le clan Calle n’est pas le seul clan politique auquel le journaliste s’intéresse dans la région. Une autre famille, tout aussi puissante et menaçante, se trouve au cœur de ses enquêtes depuis des années. Rafael Moreno, qui y est aussi lié de par son histoire personnelle, aurait presque pu en faire partie. Elle est, ironiquement, à l’origine de sa vocation pour le journalisme.
Né dans un village reculé de la région de Córdoba, Puerto Libertador, disputé entre guérilleros et paramilitaires, Rafael Moreno n’était pas destiné à devenir journaliste. À l’adolescence, il commence à travailler dans une mine d’or d’un village voisin, puis part travailler à la cueillette des feuilles de coca avant de faire son service militaire. Lorsqu’il revient, à l’âge de 20 ans, il se lie d’amitié avec un homme qui va changer le cours de sa vie : Espedito Duque.
Affiche de campagne d’Espedito Duque pour devenir maire de Puerto Libertador pour les élections régionales de 2015. (source : Facebook d’Espedito Duque)
Ce politique, qui revendique son passé de cueilleur de citrons, a un rêve : évincer du pouvoir le clan Carrascal, qui tient la région depuis près d’une décennie. Il a l’air bonhomme, inspire confiance et sait s’adresser aux foules. Il se présente comme le premier candidat du peuple. Son discours sur la justice sociale et la dignité des pauvres résonne chez Rafael Moreno. Une relation quasi filiale se développe entre les deux hommes. « C’était comme mon fils», confirme Espedito Duque au consortium. Rafael embarque toute sa famille au service de la candidature d’Espedito Duque pour la mairie de Puerto Libertador. Maira Moreno, sa petite sœur, se souvient : « On faisait tout pour lui, Rafael était son bras droit, il était pratiquement devenu son agent de communication. » Après deux échecs et douze années de combat, Espedito Duque est finalement élu en 2015.
Rafael Moreno commence alors à travailler pour le nouveau maire. Il doit installer des générateurs dans des zones privées d’électricité, une tâche qu’il accomplit, selon ses proches, avec brio. La mairie lui finance un semestre d’études en droit, mais ses relations avec Espedito Duque commencent rapidement à se ternir.
Ne constatant pas les changements promis par son mentor, Rafael s’impatiente. Pire : aux postes clefs, Espedito Duque nomme des fonctionnaires des anciennes administrations. C’est la douche froide pour son poulain, qui voit le même schéma politique se mettre en place et qui finit par se retrouver au placard, jusqu’à la rupture définitive en 2017. « Au moment de la victoire, je me souviens d’avoir embrassé la mère d’Espedito Duque et de l’avoir remerciée d’avoir mis au monde notre espoir. Mais je me trompais, cela m’attriste même de m’en souvenir. (…) Il nous a fait croire qu’il allait changer les choses et pour cela, il s’est entouré des mêmes personnes que nous avons tant critiquées et qui ont tant retardé notre espoir d’arriver à la mairie », déplore Rafael Moreno sous un post Facebook le 11 septembre 2021.
En décembre 2018, le militant déçu se reconvertit dans le journalisme en lançant son média en ligne, pour publier ses enquêtes sur l’administration Duque dont il a été écarté.
Une revanche personnelle selon Espedito Duque, qui a accepté de répondre au consortium. « Quand j’ai arrêté de le soutenir, il a déclaré qu’il allait faire l’impossible pour détruire le projet politique, il était empli de haine, de rage et de ressentiment ! »
Eder John Soto à gauche avec Espedito Duque, image postée par Eder John Soto pour l’anniversaire d’Espedito Duque. (source : Facebook de Eder John Soto)
Le reporter se lance dans l’analyse systématique des contrats publics signés par la municipalité de son ancien mentor puis de son successeur, Eder John Soto. Homme de paille de Duque, il est élu en 2019 grâce à la contribution financière de l’ancien maire : la sœur de son épouse a contribué à sa campagne à hauteur de près de 14 000 euros.
Sous l’administration de son successeur, Espedito Duque reste le vrai chef de clan, comme le confirme au consortium un fonctionnaire de la région, qui a préféré rester anonyme de peur d’éventuelles représailles : « Duque est celui qui décide de tout ce qui est important dans la municipalité. Il reçoit chez lui à partir de 11 heures ou minuit, jusqu’à 3 heures du matin. Tout le monde y va pour lui demander des faveurs, des contrats, des nominations, des recommandations », affirme-t-il. Espedito Duque aurait donc évincé un clan pour en créer un nouveau autour de lui, ce qu’il a refusé de commenter.
L’homme qui fait trembler les marchés publics
Depuis sa rupture avec Espedito Duque, Rafael Moreno n’a plus qu’une idée en tête : démontrer la corruption massive et systématique du clan Duque.
Le journaliste a sa méthode : il navigue sur le site officiel où sont listés les contrats publics de l’administration de la région, télécharge les contrats, vérifie minutieusement les budgets, les plans d’exécution, puis se rend sur place pour voir si les travaux ont été correctement réalisés.
Il faut dire que depuis l’accord de paix de 2016 signé entre le gouvernement colombien et les FARC, l’argent coule à flot dans cinq des municipalités de la région désignées comme des zones particulièrement meurtries par le conflit. Plus de 90 millions d’euros y ont été investis. En principe, ces ressources doivent être utilisées pour développer 130 projets d’aménagement routier, d’éducation, de santé, de logement et d’infrastructures énergétiques. C’est donc naturellement que Rafael Moreno se penche sur les contrats de ces cinq communes. Une réglementation favorable à la transparence lui permet de les consulter et de mettre à profit ses études de droit pour les décortiquer.
Publiées sur Facebook – le réseau social le plus en vogue du pays – les enquêtes de Rafael Moreno deviennent rapidement une référence. L’une des affaires qui contribue à le faire connaître du grand public concerne la rénovation du stade municipal de Puerto Libertador. Malgré un contrat de plus de 960 000 euros et des rallonges, les travaux sont abandonnés en cours de route. Rafael Moreno rebaptise ironiquement le lieu: « Stade de l’éternité ». Dans une région pauvre et particulièrement meurtrie par la guérilla et la pègre, cette affaire et les sommes en jeu révoltent. Elles contribuent à la notoriété du journaliste.
Mais ce type de révélations lui valent aussi des menaces de la part des groupes armés. Dans la région, de façon systématique, ils prélèvent un pourcentage des sommes allouées aux marchés publics, ce que Rafael Moreno appelle « le vaccin » lors d’une conversation avec Forbidden Stories le 7 octobre 2022. Des commissions qui s’évanouissent lorsque les contrats sont dénoncés par Rafael Moreno, de quoi énerver ces factions, pour qui il devient l’homme à abattre. En 2019, il est désigné comme cible militaire par les Caparrapos, une guérilla mafieuse qui ravage le pays. En 2021, il est enlevé plusieurs heures pour être interrogé par le « Clan del Golfo », un groupe armé qui se dispute le contrôle de la région de Córdoba avec les Caparrapos.
Rafael Moreno fait part de ces menaces à l’UNP, l’Unité de nationale de protection (UNP), organisme colombien chargé de coordonner les mesures de protection des journalistes menacés. Pourtant, les mesures dont bénéficie le journaliste sont fluctuantes et défaillantes, et ce même le jour de sa mort.
Malgré le danger, le journaliste ne se limite pas à la publication d’articles à charge contre l’administration. Il multiplie les plaintes et les requêtes d’information contre l’administration d’Espedito Duque. Dans le système colombien, ces requêtes peuvent déboucher sur des enquêtes judiciaires, voire des condamnations pénales, si les autorités considèrent qu’il y a fraude. Pour Walter Álvarez, journaliste proche de Rafael Moreno, c’est ce qui exposait le plus son ami. « Une enquête journalistique, on peut la faire oublier avec le temps. Mais quand elles peuvent te mener en prison, là c’est autre chose. Moi je n’ai jamais osé me mettre là-dedans, on n’est pas tous prêts à prendre ce risque. »
Les budgets municipaux captés par les proches du maire
Grâce à un accès à la boîte mail de Rafael Moreno, Forbidden Stories et les partenaires du « Projet Rafael » ont pu consulter un document exclusif indiquant que le journaliste cherchait à mettre en lumière un système de clientélisme dans l’octroi de contrats publics sous l’administration d’Espedito Duque et de son successeur. Il s’agit d’une plainte administrative, que tout citoyen colombien peut déposer, pour « faits de corruption, détournement d’argent public, trafic d’influence et clientélisme » déposée le 5 janvier 2021 par Rafael Moreno contre Espedito Duque et ses collaborateurs.
La plainte de 21 pages décrit minutieusement les méthodes de la mairie. « Pendant son administration en 2016, 2017, 2018 et 2019, le maire Espedito Manuel Duque Cuadrado s’est distingué en commettant toutes sortes de crimes contre l’administration publique (…) », écrit-il. Rafael Moreno décrit ce qu’il considère être le mode opératoire du clan politique : « Durant son administration, il (Espedito Duque, ndlr) a parrainé et aidé à constituer et à légaliser à la Chambre de commerce de Montería un certain nombre de structures pour ses amis proches et ainsi passer des contrats avec eux et avoir la facilité de s’approprier des ressources publiques. » Il ajoute : « Jamais auparavant autant d’organisations à but non lucratif n’avaient été constituées à Puerto Libertador dans le seul but de passer des contrats avec la municipalité. »
Parmi la dizaine d’associations listées par le journaliste, Rafael Moreno cite Serviexpress ATP SAS, créée par un proche d’Espedito Duque, pour, selon lui, bénéficier de juteux marchés publics. De même, il cite l’association Renacer IPS SAS, représentée par le fils d’un fonctionnaire qui travaille pour Duque ayant obtenu deux juteux contrats pour au total près de 73 000 euros.
Ainsi, après quatre ans de mandat en tant que maire, le patrimoine personnel d’Espedito Duque recensé par le journaliste comprend divers locaux commerciaux, une maison d’une valeur de 69 000 euros, une ferme : « Son salaire en tant que maire ne lui permet pas d’acquérir tous ces biens », indique-t-il. La plainte mentionne également une liste de travaux publics pour lesquels des contrats ont été signés, mais qui n’ont jamais été mis en œuvre. À la fin de la plainte, Rafael Moreno signe de son propre nom, comme il le fait à chaque fois. À ce jour, cette plainte n’a connu aucune suite.
Dans le cadre du « Projet Rafael », coordonné par Forbidden Stories, le média d’investigation colombien Cuestión Pública spécialisé dans la corruption et les abus de pouvoirs et le CLIP (Centre latino-américain d’enquête journalistique), ont poursuivi le travail du journaliste sur les détournements d’argent public. Grâce à l’analyse systématique de tous les contrats publics signés par Espedito Duque et son successeur Eder John Soto entre 2016 et 2022, le consortium a pu mettre à jour l’existence d’un système de favoritisme dans l’octroi de contrats publics qui s’étend à tous les secteurs, confirmant ainsi les suspicions de Rafael Moreno.
L’enquête démontre que durant cette période, 99 contrats publics ont été signés avec 13 entrepreneurs de l’entourage proche du clan Duque pour un montant total de près de 3 millions d’euros.
Seules cinq entreprises, dont certaines n’avaient aucune expérience en matière de marchés publics, ont remporté 96 % de ces contrats émis par la mairie. La plupart d’entre elles appartenaient à Martin Montiel Mendoza, un proche d’Espedito Duque. De 2016 à 2022, la mairie de Puerto Libertador a signé 56 contrats, dont plus de la moitié de gré à gré, sans appel d’offres préalable, avec trois sociétés lui appartenant, pour un total de près de 900 000 euros.
Espedito Duque au côté de Martín Montiel Mendoza à l’occasion de l’anniversaire de ce dernier en juin 2020. (source : Facebook de Martín Montiel Mendoza)
La première de ces entreprises, Corporación Visión Juvenil, a été constituée sous la forme d’association à but non lucratif en 2014, un an et demi avant l’élection d’Espedito Duque à la mairie. A compter de cette date, l’entreprise a fourni des services logistiques pour des événements culturels et sportifs et signé 36 contrats d’une valeur totale de 600 000 euros.
La deuxième, Innova Construcciones e Inmobiliaria S.A.S, a été fondée en 2017 et a signé quatre contrats successifs pour gérer les parcs, les bibliothèques et le palais municipal, le premier à peine dix mois après avoir été enregistrée auprès de la chambre de commerce.
La troisième et la plus polyvalente, Serviexpress Colombia, également créée en 2017, a pour objet le transport, la publicité, les ressources humaines et l’assistance aux personnes âgées et handicapées. Entre 2019 et 2022, elle a conclu pas moins de 16 contrats pour un montant total de près de 200 000 euros, principalement pour fournir des aliments et des produits de nettoyage à la mairie.
Contacté par Forbidden Stories, Martín Montiel Mendoza n’a pas répondu aux mails envoyés par le consortium.
L’analyse de Cuestión Pública et du CLIP reprend également le travail de Rafael Moreno sur l’entreprise Agualcas qui fournit les services de traitement des eaux usées à Puerto Libertador. Le journaliste pointe du doigt régulièrement l’entreprise notamment pour le cas de rues qui feraient l’objet de contrats pour être dotées d’égouts, sans que les travaux ne soient jamais réalisés. Le sujet revêt une importance particulière dans une municipalité régulièrement sujette aux inondations.
L’enquête révèle qu’Agualcas, la société mixte qui fournit des services d’eau et d’égout à Puerto Libertador, est sous l’influence du clan Duque. Depuis la première élection d’Espedito Duque au poste de maire, elle est passée entre les mains de trois de ses proches, tous ex-militants dans sa campagne. Au cours de cette période, l’entreprise a bénéficié de 13 contrats publics d’une valeur d’un million 800 000 euros.
L’entreprise Agualcas n’a pas répondu aux mails envoyés par Forbidden Sories.
Dans le cadre de ces recherches, Cuestión Pública et le CLIP ont également identifié un membre présumé du « Clan del Golfo », l’organisation mafieuse impliquée dans l’enlèvement de Rafael, parmi les proches du clan Duque. Il s’agit de Julio César Ramos Ruiz, infirmier de l’hôpital de Puerto Libertador qui aurait pour pseudonyme « le médecin ». Le 31 octobre 2019, il est arrêté par les services de police et inculpé pour association de malfaiteurs aggravée. Selon la presse, Ramos soignait les membres blessés de l’organisation criminelle pour les enregistrer sous des noms fictifs afin d’éviter qu’ils ne soient identifiés par les autorités.
« C’est la théorie de l’accusation. La théorie de la défense est que nous sommes face à un cas de faux positif judiciaire », a répondu Julio César Sánchez Moreno, l’avocat de Ramos qui a été provisoirement libéré le 15 septembre 2020 suite à une décision fortement critiquée. Son procès est prévu pour le 27 avril 2023.
À l’époque où Ramos exerce à l’hôpital de Puerto Libertador, le gérant de l’établissement de santé n’est autre qu’Eder John Soto, le successeur d’Espedito Duque à la mairie de Puerto Libertador. Des photos prises entre 2016 et 2018 montrent que les deux hommes se connaissent et se voient régulièrement. Ramos, Duque et Soto sont amis sur Facebook. L’infirmier y interagit aussi avec Juan David Duque, le fils d’Espedito Duque et ce, après son arrestation. Un document obtenu par Forbidden Stories révèle qu’Eder John Soto a témoigné en faveur de Ramos, son ancien employé et ami d’après l’avocat de Ramos, dans l’optique de son procès.
Eder John Soto n’a pas donné suite aux mails envoyés par le consortium.
Espedito Duque, lui, a nié avoir « soutenu la création d’entités pour qu’elle puisse bénéficier de contrats avec la municipalité ». « Tout est faux, c’est absolument faux. » Il a également ajouté « avoir obtenu de grands résultats » qui lui ont valu « une reconnaissance comme meilleur maire du département ».
Des menaces de plus en plus concrètes
Rafael Moreno est impatient. Lorsqu’il découvre des éléments suspects, il les publie immédiatement. S’il n’a pas eu le temps de dévoiler tous les tenants et aboutissants de ce vaste système de clientélisme, sa détermination et ses publications incessantes mettent à mal l’image des deux maires et de leur entourage. Les preuves se multiplient et se complètent. Au fur et à mesure de ses reportages, l’étau se resserre sur cette administration corrompue, ce qui lui vaut, particulièrement à partir de septembre 2022, des menaces directes du clan Duque.
Le 26 septembre, Miguel David Arrieta Rivera, un fidèle d’Espedito Duque, dont le travail consiste à coordonner les « conciliateurs de paix » pour la municipalité, s’en prend violemment au journaliste et à son collègue et ami Organis Cuadrado. Sur Facebook, il publie une photographie des deux hommes – aujourd’hui supprimée – avec pour légende : « Cette paire de maîtres chanteurs des réseaux sociaux, ne sont ni journalistes, ni avocats, ils vivent des réseaux sociaux (…) comme dirait mon grand père ce sont des “clochards armés” (…) ils sont responsables du fait que 1200 enfants se retrouvent sans transport scolaire. »
Depuis le 24 juillet 2022, Rafael Moreno s’intéresse à un contrat de transport scolaire qu’il publie dont le prix est à ses yeux surévalué et ne dessert pas les routes prévues. Un contrat de près de 190 000 euros pour seulement cinquante jours de transports scolaires et 67 routes desservies.
On reste en contact ?
Photo de profil de Miguel Rivera sur Facebook avec à sa droite Espedito Duque. (source : Facebook de Miguel Rivera)
Le journaliste porte plainte le 29 septembre pour injure et calomnie à l’encontre de Miguel David Arrieta Rivera, dont le profil l’inquiète.« Sa mère et son beau-père ont fait de la prison et sont accusés de conspiration en vue de commettre un meurtre et de trafic de drogue, ce qui met ma sécurité et celle de ma famille beaucoup plus en danger », signale-t-il dans la plainte révélée par le consortium. C’est la dernière plainte déposée par Rafael Moreno.
Contacté par Forbidden Stories, Miguel David Arrieta Rivera a répondu être trop malade pour répondre aux questions.
Viols sur mineures et soupçons de collusion avec un procureur
Pourtant, les attaques du clan Duque ne découragent pas le journaliste, qu’une deuxième affaire occupe, « une bombe qui était sur le point d’exploser pour les Duque », selon José Fernando Bula Moreno, son neveu. Celle-ci menace directement la famille, dont l’image est déjà écornée par les précédentes révélations. Sur ses réseaux sociaux, le journaliste sort des oubliettes une ancienne affaire sordide de viol sur mineure impliquant l’un des fils de Duque. Carlos Escobar Zapa est l’un des procureurs en charge du dossier.
Rafael Moreno sait que le dossier est sensible, mais en fait une affaire personnelle. Le journaliste s’intéresse de près à un contrat de location d’appartement, daté du 23 septembre 2016 et renouvelé le 28 février 2017, entre la femme du procureur et Espedito Duque, au profit de la mairie. La justice colombienne s’intéresse déjà à ce contrat douteux mais Rafael Moreno veut absolument prouver qu’il a permis à Espedito Duque d’enterrer l’enquête pour viol qui visait son fils et qui a été classée sans suite en avril 2017 « faute de preuves », deux mois seulement après la signature du deuxième contrat de location.
Espedito Duque a affirmé au consortium ne pas connaître le propriétaire de l’immeuble au moment de la signature du contrat.
Contacté par Forbidden Stories, Carlos Escobar Zapa indique qu’il est séparé de son épouse depuis 2015. « On s’est séparé dans de mauvais termes et je lui ai laissé la maison », indique-t-il. « J’ai ensuite découvert qu’elle avait passé un contrat avec le maire pour en faire des bureaux de la mairie. Je n’en ai jamais rien su, j’avais déjà signé une procuration pour qu’elle vende la maison. Elle l’a louée à mon insu, je ne sais pas comment elle a fait. Je me suis défendu contre cela. Ils ont ouvert une enquête disciplinaire et j’ai été blanchi, je n’ai rien à voir avec ça », affirme-t-il. Une enquête judiciaire est, elle, toujours en cours.
Sur le dossier des abus sexuels, il nie tout accord passé avec Espedito Duque.
Selon le neveu de Rafael Moreno, « Espedito avait un pied en prison avec cette affaire ». Il ajoute : « Rafael allait tout faire pour que le dossier ne se termine pas par un énième classement sans suite. Une semaine avant d’être tué, il avait prévenu les juges de l’affaire en leur disant, si vous prenez de l’argent, je vous dénoncerai. » Le 12 octobre, cinq jours avant son assassinat, Rafael Moreno confie à un ami proche, alors qu’ils étaient en voiture : « Si tout se passe bien, nous obtiendrons un mandat d’arrêt contre Espedito Duque. » Son ami le met en garde contre le danger qu’il court en publiant sans relâche sur l’affaire.
Forbidden Stories a pu avoir accès à un document datant du 12 octobre qui indique que jusqu’à quatre jours avant sa mort, le journaliste cherchait à obtenir des éléments sur ce dossier, notamment à travers une procédure dite « de tutela », une requête permettant notamment à la justice colombienne d’ordonner une réponse à une demande d’information légitime restée sans réponse. Vingt jours plus tôt, le journaliste avait demandé, entre autres documents, des preuves de l’existence de justificatifs de paiements de loyers à la mairie de Puerto Libertador, en vain. Le 13 octobre 2012, selon un autre document obtenu par Forbidden Stories, Rafael Moreno obtient gain de cause. La justice fait droit à sa requête « de tutela » et laisse un délai de trois jours à la mairie de Puerto Libertador pour envoyer les justificatifs de paiement de loyer. Rafael Moreno est assassiné le 16 octobre, la veille de l’expiration du délai, sans avoir pu obtenir la réponse qu’il attendait.
Un fonctionnaire ayant travaillé plus de dix ans dans le bureau chargé d’enregistrer les plaintes de jeunes filles mineures abusées affirme que le bureau aurait entendu plus d’une dizaine de jeunes femmes qui accusent le fils d’Espedito Duque de viols ou d’attouchements, dont seules deux ont osé porter plainte. Il ajoute, dépité : « D’après ce que j’ai vu ici, les dossiers mystérieusement clos, je ne pense pas qu’il y ait une ville plus corrompue dans le monde que celle où nous vivons, ici nous avons subi des menaces de proches de Duque et de proches du procureur Zapa. »
Questionné sur ce point, le procureur Carlos Escobar Zapa a expliqué ne pas être au courant. « Ma famille est composée de gens honnêtes. Je n’ai aucun lien avec une quelconque organisation et aucun membre de ma famille n’est membre de telles organisations violentes. »
Rien qu’en 2022, la Commission de discipline judiciaire de Córdoba comptait au moins quatre enquêtes disciplinaires qui visait l’ex-procureur. Depuis que Rafael a été assassiné, aucun journaliste ne s’aventure à publier sur cette affaire qui lie Carlos Escobar Zapa à la famille Duque.
Dans la région de Córdoba, les publications journalistiques sont devenues moins incisives. Yamir Pico, cousin de Rafael Moreno et journaliste, annonce le 2 novembre 2022 qu’il ferme son média en raison des menaces qu’il subit avant de le reprendre « sans faire aucune enquête dorénavant ». Walter Álvarez, journaliste, se recentre désormais sur le sport et les activités culturelles de la ville. Il a quatre enfants et ne veut pas « finir comme Rafael ». Un activiste a refusé la loi du silence : Andrés Chica, proche de Rafael Moreno. Le 23 février, il indique sur Whatsapp et Facebook que la Mairie de Puerto Libertador aurait payé pour que l’enquête criminelle sur la mort de Rafael Moreno ne la vise pas. Andrés Chica reçoit le lendemain des textos d’Espedito Duque le questionnant sur sa publication. L’activiste se justifie, « j’ai pesé chaque mot de ma publication ». La réponse d’Espedito Duque ne se fait pas attendre : « Tu sais ce que tu fais ! (…) Et tu sais comment sont les choses ici à Puerto ». Le ton menaçant des réponses pousse le journaliste, dont la publication a eu un impact important, à quitter la région de Córdoba et trouver refuge ailleurs.
Plus de six mois après la mort de Rafael Moreno, personne n’a été inquiété pour son assassinat. C’est le parquet de Medellín, qui est chargé de l’affaire, pour éviter la corruption locale.
Espedito Duque envisage de reconquérir la mairie de Puerto Libertador en octobre prochain. Le fils du patriarche de la famille Calle, Gabriel Calle Aguas, est toujours candidat au poste de gouverneur de la région lors de ces mêmes élections. Des campagnes qui ne se feront pas sous l’œil critique de Rafael Moreno.
Veillée funèbre en mémoire de Rafael à Puerto Libertador, Córdoba (Colombie), le 26 octobre 2022. (crédit : Diego Cuevas pour El País)