Journaliste surveillé au Maroc : « La descente aux enfers » d’Omar Radi

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Par Phineas Rueckert et Cécile Schilis-Gallego

7 juillet 2020

Dans les semaines qui ont suivi la publication coordonnée par Forbidden Stories d’un rapport d’Amnesty International sur des cyberattaques visant son téléphone, le journaliste marocain Omar Radi a été convoqué deux fois par la police qui l’accuse d’espionnage. Quelques jours plus tard, il est arrêté avec un collègue à la sortie d’un bar après une altercation avec le cameraman d’un site sensationnaliste proche du pouvoir qui le harcèle depuis plusieurs semaines. Dernier épisode en date : une nouvelle convocation par la police un jour à peine après la fin de sa garde à vue.

« Les citoyens et les citoyennes sont aujourd’hui plus que jamais témoins de l’ampleur de la haine que certains acteurs de l’État nourrissent à l’égard de toute opinion différente, et de la malveillance et de la manipulation dont ces autorités font preuve à l’égard des libres ». C’est ce qu’a déclaré sur Facebook tard dans la soirée du 6 juillet le journaliste marocain Omar Radi, révolté après un nouveau face à face avec la police.

Le journaliste avait été arrêté la veille alors qu’il sortait d’un bar de Casablanca avec un ami et collègue du site d’information Le Desk, Imad Stitou. Les deux journalistes ont passé la soirée en garde à vue avant d’être relâchés lundi 6 juillet dans l’après-midi. Ils sont poursuivis pour avoir filmé des personnes sur la voie publique sans leur consentement, pour ivresse publique et pour insultes. Le procès s’ouvrira en décembre prochain.

Cette arrestation s’ajoute à deux convocations par la police judiciaire, le 25 juin et le 2 juillet, au cours desquelles Omar Radi a été questionné sur ses liens avec des organisations étrangères. La justice marocaine a en effet ouvert une enquête sur le journaliste qu’elle soupçonne d’avoir reçu des « financements de l’étranger » en lien avec des « services de renseignement ». Le 7 juillet, une journée à peine après la fin de sa garde à vue, Omar Radi a reçu une nouvelle convocation de la police judiciaire pour le lendemain.

Omar Radi et Imad Stitou (Photo : Facebook)

« Deux convocations en deux semaines, c’est de l’acharnement, c’est du harcèlement judiciaire », déclarait Omar Radi quelques jours avant sa dernière arrestation. « En un an, j’ai été agressé, arrêté, mis en prison, poursuivi, et lynché par la presse. On est passé à une étape beaucoup plus grave et beaucoup plus inquiétante dans la criminalisation du journalisme ».

Ces interrogatoires successifs interviennent après la publication le 22 juin d’un rapport d’Amnesty International dénonçant l’espionnage du téléphone d’Omar Radi par un logiciel de la société israélienne NSO et pointant du doigt l’Etat marocain comme vraisemblable commanditaire. Le rapport, transmis en exclusivité à Forbidden Stories et 16 médias partenaires, identifiait cinq attaques ayant visé le téléphone du journaliste entre 2019 et 2020 avec un logiciel espion capable d’en aspirer toutes les données et mais aussi d’en activer la caméra et le microphone.

Un « guet-apens »

Le déroulement de l’arrestation survenue le 6 juillet interroge les proches d’Omar Radi. Le Desk a recueilli plusieurs témoignages pour reconstituer la scène. Le site d’information rapporte qu’aux alentours de 23 heures, alors que les bars de la ville ferment leurs portes, Omar Radi et Imad Stitou s’apprêtent à rentrer chez eux lorsqu’ils se retrouvent nez à nez avec Karim Alaoui, un cameraman d’un site d’information proche du pouvoir, ChoufTV. Le caméraman filme Omar Radi depuis plusieurs semaines déjà, notamment lors de ses convocations par la police judiciaire.

Karim Alaoui, accompagné de son épouse, également journaliste à ChoufTV, et de leur fils, est garé non loin du bar dans lequel se trouvent Omar Radi et Imad Stitou. « C’est un véritable guet-apens », commente Ali Amar, rédacteur en chef du Desk, qui ajoute qu’il soupçonne Omar Radi d’avoir été pris en filature ce jour-là.

Capture d’écran d’une vidéo de ChoufTV publiée après l’altercation entre Omar Radi et leur cameraman.

Selon Le Desk, le caméraman de ChoufTV filme avec son téléphone les deux journalistes qui se mettent à le filmer en retour. « C’est alors que l’employé de Chouf TV est descendu de sa voiture pour vociférer dans la rue, accusant Radi et Stitou de l’avoir agressé alors qu’il se trouvait en présence de sa famille », rapporte le site d’information. « Moins d’une minute plus tard », ajoute Le Desk, un véhicule de police arrive sur les lieux pour embarquer Omar Radi, Imad Stitou et le couple de journalistes de ChoufTV.

Dans le fourgon de police, Omar Radi enregistre plusieurs messages vocaux dans lesquels il relate ce qui est en train de se passer. On y entend le journaliste refuser de donner son téléphone et reprocher « une interpellation agressive ».

De son côté, ChoufTV publie une vidéo de l’altercation dans laquelle ils affirment que « l’espion » Omar Radi était en état d’ébriété et a agressé le cameraman. Le site sensationnaliste n’en est pas à sa première attaque contre le journaliste. Avant même la publication du rapport par Amnesty International, ChoufTV a multiplié les articles contenant des informations personnelles sur Omar Radi, notamment l’identité de sa colocataire et des informations bancaires.

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Une campagne de diffamation

« Ils ont fait une tripotée d’articles avec des accusations de viol, de vol, mais ils l’ont aussi accusé ne pas payer ses factures d’eau et d’électricité » explique Ali Amar. « Ils jouent sur toutes les cordes. La description aujourd’hui c’est que c’est un journaliste irresponsable, alcoolique, qui va agresser un caméraman qui fait son boulot ».

Une récente vidéo de ChoufTV met d’ailleurs en scène de façon dramatique le cameraman, son épouse et leur fils. « Ils nous ont attaqués alors qu’ils étaient ivres et nous étions terrifiés », titre la vidéo qui accuse également les journalistes d’avoir porté des coups contre le caméraman devant son fils en pleurs.

Omar Radi au sein de la rédaction du Desk en 2015 (Photo : David Rodrigues / Le Desk)

Face à cette déferlante d’articles, Omar Radi envisage de porter plainte pour diffamation. Mais, selon Ali Ammar, ChoufTV est protégé. « Ils travaillent main dans la main avec la police, c’est une évidence », conclut-il. Le site, dont les méthodes ont déjà été questionnées par le passé, s’est précédemment illustré par des campagnes contre l’historien Maati Monjib, lui aussi cybersurveillé et poursuivi, et le journaliste Souleiman Raissouni, arrêté en mai 2020 pour agression sexuelle.

Forbidden Stories a tenté à plusieurs reprises de contacter, par mail et par téléphone, la rédaction de ChoufTV et son directeur Driss Chatane, mais n’a reçu aucune réponse.

D’autres médias proches du pouvoir ont également pris position contre Omar Radi depuis la publication des révélations d’Amnesty. C’est le cas du site francophone Le360 qui spécule sur des liens entre le journaliste et le MI6. Le journaliste répond qu’il a simplement produit une note sur « la situation financière d’une société privée marocaine » pour un cabinet de conseil « qui effectivement compte dans son staff un retraité du Foreign Office anglais, qui l’a quitté depuis 2011 ». Le360 était déjà pointé du doigt par le quotidien Le Monde en 2016 pour ses pratique douteuses et sa proximité avec le pouvoir.

La présence de NSO au Maroc

Cet emballement médiatique fait directement suite aux révélations d’Amnesty International qui affirme que le Maroc a utilisé le logiciel espion de la société israélienne NSO contre des journalistes et des activistes. L’ONG montrait déjà en 2019 des attaques similaires contre l’historien Maati Monjib et le militant des droits de l’homme Adbessadak El Bouchattaoui.

Les cyberattaques qui ont visé Omar Radi sont particulièrement sophistiquées. Il a suffi au journaliste de se connecter à un site non chiffré (http au lieu de https) pour que son trafic soit automatiquement redirigé en quelques millisecondes vers un autre site web permettant l’installation du logiciel espion sur son téléphone.

Stand de la société israélienne NSO au salon Milipol à Paris en 2019.

En 2018, Citizen Lab, une organisation qui enquête depuis plusieurs années sur les attaques de ce logiciel, communément appelé « Pegasus », avait déjà identifié le Maroc parmi les 45 pays dans lesquels la présence de NSO était détectée.

L’année suivante, l’organisation révèle que NSO a réussi à utiliser une faille de l’application WhatsApp pour infecter des cibles grâce à de simples appels manqués. L’ancien journaliste marocain Aboubakr Jamaï figure parmi les cibles identifiées. Il fait d’ailleurs partie d’un groupe de huit journalistes et activistes signataires d’un récent communiqué demandant au gouvernement de répondre à leurs plaintes suite à l’espionnage dont ils ont été victimes via le logiciel Pegasus.

Les autorités démentent

Face à ces accusations, le gouvernement marocain ne dévie pas de sa ligne de défense. « Le Royaume du Maroc ne se contente pas de réfuter ces allégations. Il met au défi ceux qui les colportent d’apporter des preuves », a déclaré le porte-parole du gouvernement, Saaid Amzazi, qui a par ailleurs dénoncé une « campagne de diffamation internationale injuste ».

Depuis deux semaines, les autorités répètent à l’occasion de conférence de presse et dans plusieurs communiqués qu’elles n’ont jamais été contactées par les auteurs du rapport d’Amnesty. L’ONG dément et affirme avoir envoyé le 9 juin des demandes – restées sans réponse – à cinq fonctionnaires du ministère des Droits de l’Homme.

Protégez votre travail

Vous êtes journaliste et vous êtes menacé en raison de vos enquêtes ? Sécurisez vos informations auprès de Forbidden Stories.

Lettre du bureau du chef du gouvernement du Maroc à Amnesty International.

Contactées à plusieurs reprises par Forbidden Stories en amont de la publication du rapport le 22 juin, les autorités n’avaient pas donné suite. Forbidden Stories a de nouveau contacté les autorités marocaines et demandé une interview du Premier ministre mais n’a toujours pas reçu de réponse.

« Ce n’est pas la première fois que des efforts sont faits pour saper le travail d’Amnesty et cela coïncide avec un renforcement de la répression dans le pays », a répondu Heba Morayef, directrice de la section Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International.

Plusieurs militants des droits de l’homme, journalistes indépendants et manifestants critiques du régime ont été condamnés à des peines de prison ces dernières années.

Omar Radi a lui-même été condamné en mars 2020 à une peine de quatre mois d’emprisonnement avec sursis pour un tweet dans lequel il qualifie de « bourreau » un magistrat ayant confirmé la condamnation de membres d’un mouvement de contestation sociale appelé Hirak du Rif.

Depuis les révélations de la presse internationale sur l’utilisation du logiciel de NSO, l’angle d’attaque contre Omar Radi est celui de l’espionnage. S’appuyant sur des fonds qu’il a reçus de deux cabinets de conseil, les autorités accusent le journaliste d’intelligence avec des puissances étrangères. Entre 2018 et 2019, le journaliste a en effet livré deux notes d’analyse de risque, s’appuyant des données publiques, pour les cabinets privés K2 Intelligence et G3 Good Governance Group. Les rémunérations en cause sont de 400 et 1400 dollars selon le journaliste qui explique avoir fait queqlues missions de consulting en tant que journaliste économique, notamment la production d’analyses ou de traductions en arabe.

« Evidemment, ces accusations sont non seulement infondées mais ridicules », a rétorqué Omar Radi. « En plus, l’enquête du parquet est basée sur des informations publiées dans des sites d’information pro-establishment qui leur ont été fournies par les services de renseignement marocain », renchérit le journaliste pour qui « cette affaire est une inquiétante descente aux enfers pour les journalistes en général qui voient leur travail le plus basique criminalisé ».

Un durcissement du ton contre les journalistes

Le Maroc n’est pas le seul pays à utiliser l’accusation d’espionnage pour attaquer des journalistes. En 2018, un blogueur algérien qui avait publié sur Internet un entretien avec un diplomate israélien s’était vu condamner à dix ans de prison ferme pour le même motif « d’intelligence avec une puissance étrangère ». Même chef d’inculpation contre un fixeur l’année précédente.

Plus récemment, au Liban, c’est une activiste qui a été accusée de s’être rendue en Israel – un motif suffisant pour la soupçonner d’espionnage – ce qu’elle nie formellement. « L’utilisation de l’accusation d’espion et d’agent pour l’Ouest n’est pas nouvelle, et le gouvernement l’a toujours utilisée pour intimider et, dans de nombreux cas, accuser à tort des journalistes et des militants, mais récemment, son nombre a augmenté de manière extrêmement alarmante », s’inquiète Alia Ibrahim, journaliste pour le site d’information libanais Daraj et membre du consortium Forbidden Stories. « Les autorités préfèrent cette accusation car elles savent que l’opinion publique ne soutiendra jamais les « agents » et les traîtres ».

Selon Ali Amar du Desk, ce type de campagne fonctionne. « Ce n’est pas gagné du côté de l’opinion publique », confie-t-il. « On ne sent pas une solidarité très large, certainement pas de la part de tous nos confrères. Les gens ne veulent pas s’impliquer dans une affaire où ils voient très bien que l’Etat en veut à ce journaliste ».

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